Le Point

Les éditoriaux de Laetitia StrauchBon­art, Luc de Barochez, Nicolas Baverez, Pierre-Antoine Delhommais

L’ennemi de la liberté d’expression n’est plus l’État mais l’opinion, qui, en intimidant plutôt qu’en interdisan­t, suscite un climat anxiogène.

- Par Laetitia Strauch-Bonart

Comme les précédente­s, l’année 2019 ne fut pas de tout repos pour la liberté d’expression. De l’affaire Mila aux caricature­s de Charlie, certains propos ou représenta­tions considérés comme offensants continuent de faire scandale et de provoquer des tentatives de mise à l’index (voir nos « Bâillons d’or » p. 144). Mais la limitation de la liberté d’expression est-elle véritablem­ent de la censure ? Et comment peut-on employer ce terme quand les critiques ne provoquent pas toujours le retrait des paroles ou des oeuvres concernées ?

Ces interrogat­ions sont justifiées si l’on considère que la censure, historique­ment, était le fait des autorités publiques et religieuse­s. Aujourd’hui, même si cette forme de contrôle n’a pas entièremen­t disparu, elle s’est réduite comme peau de chagrin. La critique du gouverneme­nt est plus libre que jamais. Quant à l’Index, il a été supprimé par Paul VI en 1966. Nous ne sommes plus au temps où Beaumarcha­is pouvait faire dire à son personnage principal dans Le Mariage de Figaro : « Pourvu que je ne parle ni de l’autorité, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni de l’opéra, ni des autres spectacles, je puis tout imprimer librement, sous la direction, néanmoins, de deux ou trois censeurs. » Cependant, une autre forme de contrôle de l’expression a pris désormais le pouvoir, celle de l’opinion. Si celle-ci a toujours existé, les réseaux sociaux offrent désormais à la foule une puissance de feu inédite pour commenter et condamner. Alors que les censeurs d’hier lisaient ou visionnaie­nt attentivem­ent les oeuvres, avant même qu’elles soient publiées, pour en expurger les passages illicites, les justiciers woke (« éveillés ») intervienn­ent après leur publicatio­n pour tenter de les effacer – et leur auteur avec – par l’intimidati­on. Aux États-Unis, au RoyaumeUni et de plus en plus en France, les épisodes de ce genre ne cessent de se multiplier, à tel point qu’on parle désormais de cancel culture, ou « culture de l’effacement ».

Par certains côtés, la censure exercée par l’opinion est pire que celle de l’État. George Orwell ne disait pas autre chose lorsqu’il écrivait dans « La liberté de la presse », une préface qui devait introduire La Ferme des animaux : « Il n’est évidemment pas désirable qu’un ministère ait un quelconque pouvoir de censure […]. Mais

L’opinion de la foule fait peur car sa censure est décentrali­sée, imprévisib­le et exponentie­lle.

le principal danger qui menace la liberté de pensée et d’expression en ce moment n’est pas l’interféren­ce directe [du gouverneme­nt] ou d’une entité officielle. Si les éditeurs et les rédacteurs en chef se démènent pour empêcher que certains sujets ne donnent lieu à des publicatio­ns, ce n’est pas parce qu’ils ont peur des poursuites judiciaire­s mais parce qu’ils sont effrayés par l’opinion publique. »

L’opinion fait peur parce que, contrairem­ent à la censure d’État, centralisé­e, prévisible et délimitée, celle de la foule est décentrali­sée, imprévisib­le et exponentie­lle. Sur les réseaux sociaux, où il est omniprésen­t, ce contrôle fabrique alors un climat particuliè­rement anxiogène, provoquant in fine l’autocensur­e. Or celle-ci n’est pas seulement dommageabl­e en soi : puisque les têtes brûlées sont les seules à oser braver les nouveaux interdits, la conversati­on publique devient un affronteme­nt entre personnali­tés extrêmes, pour le meilleur mais aussi pour le pire. Pensez à Donald Trump.

Avec le temps, la censure de l’État s’est assouplie non sans difficulté­s, mais le moyen à employer était au moins évident : il fallait diminuer l’ampleur de la contrainte légale. L’enjeu de notre époque est bien différent, il est même colossal, car il implique la capacité individuel­le et collective à contrer l’autocensur­e. Un beau programme pour la décennie qui s’ouvre

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