Main basse sur la « Vénus de Milo »
Rocambolesque. Faire venir la belle Hellène en France n’a pas été qu’une affaire de négociation et de transfert par bateau. L’ entreprise a mobilisé deux officiers de marine, trois diplomates et un ministre.
Nous sommes en 1820. La France arme des navires pour procéder à la description géographique de l’archipel grec. Cinq ans ont passé depuis la chute de Napoléon ; les bateaux français, entravés par le blocus anglais, renouent avec une tradition d’excellence : cartographier le monde. « La France s’est à l’époque constitué un portefeuille mondial de cartes », précise le contre-amiral François Bellec, auteur d’une biographie de Dumont d’Urville (Tallandier). Ainsi, à partir de 1791, Charles-François BeautempsBeaupré a révolutionné le lever de cartes et posé les bases modernes de l’hydrographie.
L’expédition de la Chevrette s’inscrit dans cette tradition de reconnaissance hydrographique. On y embarque des marins qui sont aussi de remarquables savants : après avoir entretenu des rapports difficiles au XVIIIe siècle avec les naturalistes qu’elle convoyait, la marine française s’est mise à former ses propres scientifiques. C’est le cas du jeune enseigne de vaisseau Jules Dumont d’Urville. Ce fils de hobereau normand est un collecteur passionné de plantes et d’insectes. « Un surdoué, résume François Bellec, à la tête farcie des récits de La Pérouse, de Cook, et qui a rejoint la marine de guerre. » Comme le rappelle
Dominique Le Brun – auteur des Pôles. Une aventure française (Tallandier) –, après Trafalgar, les navires étant bloqués dans les ports, quelques-uns de ces marins deviennent par désoeuvrement des rats de bibliothèque.
Autre frustration : en 1817, Dumont d’Urville a été recalé de l’expédition autour du monde de Freycinet (voir p. 162). Il se console en 1819 avec la Sicile et la Grèce, qu’il a découverte avec le consul de France à Athènes, Louis Fauvel. Cet érudit avait, dès 1796, fait parvenir au Louvre des métopes de la frise du Parthénon. Dans les années 1780, il avait été également le secrétaire de Choiseul-Gouffier, ambassadeur à Constantinople, qu’il avait aidé à rapporter notamment un Apollon, la première statue de Grèce antique qu’on put admirer en France. Dumont d’Urville, lui, rapporte en 1819 des trésors pour le Muséum d’histoire naturelle. Dans cette affaire complexe de la Vénus de Milo, il va jouer le rôle de l’érudit passionné.
16 avril 1820 : la Chevrette, son navire parti en mission pour le Dépôt des cartes et plans de la marine, fait escale sur l’île grecque de Milos, alors possession de l’Empire ottoman. Depuis quelques jours, cette île des Cyclades est en ébullition. Au début du mois, un paysan grec, à qui les Français attribueront le nom de Yorgos Kendrotas,
PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN Il faut imaginer Dumont d’Urville quadrillant l’île de Milos et ses 150 kilomètres carrés.
a découvert des pierres dans son champ, puis une statue ainsi que des Hermès. Il a déjà extrait la partie supérieure de la statue, qu’il a sans façon rapportée dans son étable; l’autre morceau est demeuré dans sa gangue de terre. Peu auparavant, un autre vaisseau français, l’Estafette, a abordé l’île. Il appartient à l’escadre du Levant, qui, depuis le XVIIe siècle, patrouille en Méditerranée. Parmi les membres de l’Estafette, celui qu’on appellera « le témoin », l’aspirant Olivier Voutier, aurait assisté à la découverte de la statue. Employons le conditionnel, car, dans son récit ultérieur de 1874, Voutier, coutumier du fait, s’attribuera le beau rôle. C’est lui, affirme-t-il, qui a persuadé le paysan d’exhumer la statue. Du moins alertet-il l’agent consulaire français qui se trouve en poste sur la petite île, Louis Brest. Voutier prétendra avoir échoué à convaincre Brest de l’acquérir. Il n’en est rien, car celui-ci, dès le 11 avril, rédige une lettre à son supérieur hiérarchique, David, le consul de France à Smyrne: il lui signale l’existence de cette « statue un peu mutilée aux bras cassés » et mentionne la présence d’un prêtre grec qui souhaiterait l’acheter pour l’offrir au drogman, le fonctionnaire de l’administration à Constantinople, dont l’île dépend. Louis Brest ou le lanceur d’alerte.
Revenons à Dumont d’Urville. Il faut l’imaginer quadrillant Milos et ses 150 kilomètres carrés. Il prend des relevés, herborise, collecte divers insectes, avant d’arriver chez ce paysan qui lui montre les deux morceaux de la statue. Heureux hasard : il est également passionné d’archéologie. « La statue dont je mesurai les deux parties séparées, avait à peu de chose près, six pieds de haut ; elle représentait une femme nue, dont la main gauche relevée tenait une pomme, et la droite soutenait une ceinture habilement drapée et tombant négligemment des reins jusqu’aux pieds : du reste, elles ont été l’une et l’autre mutilées, et sont actuellement détachées du corps. Les cheveux sont retroussés par-derrière, et retenus par un bandeau. La figure est très belle, et serait bien conservée si le bout du nez n’était pas entamé. Le seul pied qui reste est nu : les oreilles ont été percées et ont dû recevoir des pendants », écrira-t-il dans un article des
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L’enseigne de vaisseau rédige le premier rapport qui incitera la France à acquérir la Vénus
de Milo. On lui doit également la découverte de la terre Adélie, dans l’océan Antarctique.
Annales maritimes publié l’année ■ suivante. Très vite, il associe cette statue incomplète et mystérieuse à une Venus victrix (victorieuse) ayant triomphé de Junon et de Minerve au concours de beauté imposé par le berger Pâris. D’autres hypothèses émergeront au fil du siècle, qui renforceront la fascination exercée par la statue.
Le songe du vicomte Quelques jours plus tard, la Chevrette reprend la mer et cingle vers le Pont-Euxin, où elle fait escale à Constantinople à partir du 29 avril. Selon les usages de l’époque, un grand dîner est donné par l’ambassadeur en honneur des explorateurs de l’archipel grec. On s’informe de leurs pérégrinations, et quand le ministre de France, le marquis de Rivière, apprend qu’ils ont fait relâche à Milos, il questionne Dumont d’Urville. Entretemps, Rivière a en effet reçu un courrier de son consul à Smyrne, qui avait lui-même réceptionné la missive de l’agent consulaire de Milos. La France tisse sa toile sur le Levant. Qu’en est-il de cette statue ? « Je lui dis ce que j’en pensais », témoignera Dumont d’Urville. Un secrétaire d’ambassade est présent à ce dîner, le vicomte de Marcellus, avec qui Dumont d’Urville va herboriser « par les bois et les prairies du Bosphore ». Il interroge le jeune enseigne, qui lui remet le 3 mai une note descriptive ainsi qu’une esquisse de la statue. Le vicomte doit justement procéder à une tournée des agences consulaires de l’archipel grec. Son moyen de locomotion ? L’Estafette, qui arrive à Milos avec Voutier et son commandant, Robert, lesquels lui ont confirmé l’émoi provoqué sur l’île par la découverte de la statue. Le marquis de Rivière, le décisionnaire, a missionné Marcellus afin qu’il acquière pour la France ce qui serait la première statue grecque susceptible d’enrichir le musée des Antiques. En 1818, le Louvre vient de racheter les collections de l’ambassadeur Choiseul-Gouffier mais s’est vu souffler l’Apollon par l’Angleterre. La France en est aux prémices de sa politique antique. Marcellus sera le négociateur et l’homme de main.
La suite, c’est lui qui la raconte dans ses Souvenirs de l’Orient parus en 1839. Le voilà arrivant à Milos alors que la statue a déjà été embarquée sur le brick grec « couvert du pavillon ottoman ». Heureusement, le navire est encore à quai : « comme les Grecs ont emprunté aux Turcs l’axiome pratique que toute affaire pour être bonne doit traîner en longueur, rien n’était terminé », s’amuse-t-il, un brin condescendant. Il ne fait pas mystère de sa volonté d’acquérir «à tout prix l’objet de ses désirs ». Dans un premier temps, il tente de monter sur le bateau afin d’admirer la statue. On braque sur lui des fusils. La nuit suivante, la statue, qu’il n’a toujours pas vue, lui apparaît en songe. Dès le lendemain, il s’en va, sans se laisser abattre, négocier avec les « primats de l’île », qui ont peutêtre leur mot à dire. Ceux-ci lui opposent une fin de non-recevoir. L’enthousiasme du diplomate français leur met la puce à l’oreille. Ce sont eux, décident-ils soudain, qui vont offrir l’oeuvre au drogman de Constantinople à la place du moine, qui ne leur a versé qu’une avance. Marcellus tente de les en dissuader « avec les armes de la raison ». Les arguments invoqués ne manquent pas de sel : ce présent sera inutile, la statue n’aura aucune valeur pour les gens de Constantinople, car les Turcs n’ont qu’aversion et indifférence pour les représentations humaines, surtout pour des statues mutilées. Les primats acceptent d’en délibérer et, contre une somme d’un tiers supérieure au montant proposé par le prêtre grec, consentent enfin à céder. Bon prince, Marcellus propose de leur rédiger une lettre pour le
Le secrétaire d’ambassade Marcellus tente de monter sur le bateau afin d’admirer la statue. On braque sur lui des fusils.
drogman, où il prend leur défense au cas où le fonctionnaire ottoman viendrait à les inquiéter. Il va même jusqu’à promettre à celui-ci une énorme somme d’argent, qui sera en effet versée ultérieurement par le marquis de Rivière. Plus tard, en 1874, un compagnon de Dumont d’Urville sur la Chevrette, Charles Matterer, prétendra que les bras ont été cassés lors d’une bagarre entre Français et Grecs. Mais la Chevrette n’était pas à Milos à cette étape des discussions.
Marcellus poursuit sa mission d’inspection dans la Méditerranée orientale, au Pirée puis à Smyrne, où les sculptures sont transbordées sur un autre navire qui doit ramener en France le marquis de Rivière, dont les fonctions d’ambassadeur viennent de prendre fin. Au Pirée, Fauvel, le consul érudit d’Athènes, a l’occasion d’admirer la Vénus : il l’estime à près de 100 000 écus et se réjouit que Rivière ait décidé de l’offrir au roi Louis XVIII. En mars 1821, la Vénus, après avoir transité par Toulon, arrive à Paris, où le souverain en accepte l’hommage. Des travaux de restauration sont effectués, notamment pour ressouder les deux blocs principaux, mais au bout de deux mois, on prend la décision de la laisser dans l’état mutilé qu’on lui connaît. Si le roi en fait don au Louvre, c’est, souligne-t-il, « pour le soulager d’une partie de ses pertes » : allusion à la reprise mouvementée par les Alliés, à partir de 1815, d’une grande partie des trésors conquis par Napoléon. Un bloc de marbre venu d’Alep, qui dormait dans les réserves de Chaillot, est sculpté pour servir de piédestal à une Vénus qu’on surnomme encore Victrix. Symboliquement, on la place aussi sur un piédestal, dans un contexte postnapoléonien où la France s’est vu confisquer son nouveau patrimoine. Elle est d’ailleurs comparée à l’autre chef-d’oeuvre antique rapporté d’Italie par Bonaparte en 1797 : l’Apollon du Belvédère. Ce n’est qu’un peu plus tard qu’on l’appellera la Vénus de Milo, prélude à une longue histoire : celle où la France, armée cette fois-ci d’archéologues, se mettra, à la fin du XIXe siècle, à fouiller en Grèce, en Perse, en Égypte et ailleurs
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