Le Point

Expédition­s scientifiq­ues

Des épices plein les cales

- PAR FRÉDÉRIC LEWINO

Le 3 février 1745, au large de Sumatra, trois navires français tombent dans une embuscade tendue par deux vaisseaux anglais. Les boulets volent de part et d’autre. L’un d’eux emporte le poignet droit d’un Français de 26 ans à bord du Dauphin. Sur le coup, l’homme ne sent rien. Stupéfait, il s’exclame : « Maintenant je ne pourrai plus peindre ! » On le garrotte. Les Anglais vainqueurs le jettent à fond de cale. Leur chirurgien l’ampute de l’avant-bras le lendemain. Voilà comment le botaniste Pierre Poivre, celui qui vola les épices aux Néerlandai­s, devint manchot. Et, par la même occasion, dut renoncer à sa vocation de missionnai­re, car on ne bénit pas de la main gauche.

Pierre Poivre naît en 1719 à Lyon dans une famille de commerçant­s. À 16 ans, il achève des études de théologie avant de s’intéresser à la botanique, à l’histoire naturelle, à l’agricultur­e, à l’industrie, au dessin et à la peinture durant quatre ans. À 21 ans, il décide de se rendre en Chine et en Cochinchin­e (l’actuel Vietnam) pour s’instruire avant d’y revenir comme missionnai­re. « Outre ce premier objet de mon voyage, j’avais encore celui d’aller dans ces pays éloignés y faire des recherches sur ce que les production­s de la nature et l’industrie des habitants [sic] pourraient m’y présenter de curieux ou d’utile qui fût propre à enrichir ma patrie. » Après un bref passage en prison, il se lie d’amitié avec le vice-roi de Canton, lequel facilite son exploratio­n du pays. Il séjourne encore deux ans en Cochinchin­e avant de revenir en France pour rendre irrévocabl­es ses liens religieux.

C’est donc au cours de ce voyage de retour qu’il perd son avant-bras. Comme le reste des équipages, il est débarqué à Batavia (aujourd’hui Djakarta), appartenan­t à la Compagnie néerlandai­se des Indes orientales. Poivre profite de ce séjour forcé pour étudier le commerce des épices, qui fait la fortune des Bataves. Il découvre que ceux-ci se les procurent dans une seule des îles Moluques. Poivre note dans ses Mémoires : « Je découvris en même temps qu’il y a plus de cinquante autres îles qui produisent le géroffle [sic] et la noix de muscade : que plusieurs de ces îles sont désertes… ; qu’il est facile de les aborder sans risque avec un bon vaisseau pour y enlever de ces précieux plants dont les Hollandais sont, avec raison, si jaloux, et les transplant­er dans les colonies que nous possédons en divers endroits de la zone torride. » Ces informatio­ns en poche, Poivre rejoint l’isle de France (l’île Maurice), après bien des aventures qui manquent de lui coûter la vie. Il constate alors que le climat y est parfait pour cultiver muscadiers et girofliers. Il lui faut rentrer à Paris pour convaincre la Compagnie française des Indes orientales. Mais le malheureux affronte encore l’adversité. Dans la Manche, le navire

« Ces îles sont désertes…

Il est facile de les aborder sans risque avec un bon vaisseau pour y enlever de ces précieux plants dont les Hollandais sont, avec raison, si jaloux. » Pierre Poivre

marchand hollandais sur lequel il a pris place est capturé par un corsaire de Saint-Malo, lequel est fait captif par un vaisseau anglais. Après une semaine d’emprisonne­ment à Guernesey, Poivre peut continuer sa route car la guerre franco-anglaise a opportuném­ent cessé.

Pour un commerce équitable La Compagnie orientale est enthousias­te, mais plus Poivre, dégoûté par ses infortunes. Ce n’est qu’après s’être fait longtemps prier qu’il accepte de reprendre la mer avec deux missions : fonder un comptoir marchand en Cochinchin­e et s’emparer de plants de muscadier et de giroflier dans les Moluques bataves. Le 13 mars 1749, il débarque à Maurice, d’où il repart aussi sec pour la Cochinchin­e. Après avoir convaincu l’empereur d’Annam d’accepter de commercer avec la France, Poivre revient sur l’île, les cales remplies de sucre et, surtout, de trois cents plants de cannelier, de poivrier, d’arbres à teinture, à résine et à vernis. Mais le trésor, à ses yeux, est le riz sec, qui se cultive sans l’eau des rizières. Cette plante est « préférable à celles qui ne donnent que de l’assaisonne­ment », juge-t-il. En effet, Poivre n’est pas seulement un botaniste aventurier, c’est avant tout un physiocrat­e. Ce mouvement de pensée du XVIIIe siècle s’oppose au commerce à tous crins. La richesse doit venir de la terre et de l’agricultur­e. Les lois naturelles doivent être privilégié­es à la liberté de commercer et à la propriété privée. Poivre est davantage préoccupé par la production de plantes alimentair­es que par la richesse apportée par le commerce des épices.

Néanmoins, il n’oublie pas sa deuxième mission, qui est d’arracher aux griffes des Hollandais la production des épices. Pas simple : Poivre doit non seulement affronter l’ennemi batave, mais aussi des administra­teurs français pas toujours décidés à l’aider dans sa tâche censée rester secrète. Après avoir surmonté de nombreuses embûches, il parvient à convaincre un marchand chinois de Manille de lui rapporter des Moluques des noix de muscade fraîches, susceptibl­es de germer. Il les plante aussitôt sur place. En février 1752, il possède « 32 plants beaux et vigoureux ».

Pour le girofle, la besogne est plus compliquée, car le clou dont on fait commerce est cueilli bien avant maturité. Il ne peut donc pas germer. Qu’à cela ne tienne, avec la complicité du gouverneur de Manille,

il arme deux navires chargés de ■ s’emparer de plants de giroflier aux Moluques, mais l’expédition échoue. Quand Poivre regagne Maurice, seuls cinq plants de muscadier ont survécu. Là, grosse déception, il constate que la nouvelle direction de la Compagnie orientale ne soutient plus son entreprise. Peu lui chaut, il confie ses plants à des amis avant de repartir à Manille pour s’emparer de girofliers.

Une fois de plus, il affronte mille écueils avant de pouvoir jeter l’ancre à Timor, où il parvient enfin à se procurer des baies de girofle mûres. Malheureus­ement,

elles sont trop vieilles pour germer. Il rentre à peu près bredouille à Maurice, ne rapportant que des noix de muscade prêtes à germer. Sauf qu’il s’est fait berner : ce sont des noix d’arec dont on fait le bétel, une plante à mâcher. Pire, il découvre que ses cinq premiers plants de muscadier sont tous crevés. Fou de colère, il accuse le directeur des jardins botaniques de l’île d’être de mèche avec les Hollandais et d’avoir ébouillant­é ses plants. Écoeuré par ses déboires, Poivre repart pour la France en 1757, où il se retire dans ses terres lyonnaises et se marie avec une jeunette de trente ans sa cadette, bien décidé à ne plus mettre un pied sur un navire. Quelques mois après, le voilà pourtant reparti à la demande du gouverneme­nt qui a racheté les îles Mascareign­es à la Compagnie des Indes en faillite. Doté des pleins pouvoirs, il envoie une expédition aux Moluques, qui revient avec des plants de muscade et des baies de girofle en état de germer. L’île Maurice, puis les Seychelles et même la Guyane se couvrent de girofliers et de muscadiers. En 1772, Pierre Poivre peut enfin regagner la France. Mission accomplie !

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 ??  ?? Comptoirs. De 1745 à 1772, Pierre Poivre sillonna l’Extrême-Orient et l’océan Indien. Il en rapporta des épices, notamment le clou de girofle et le piment (ci-dessus).
Comptoirs. De 1745 à 1772, Pierre Poivre sillonna l’Extrême-Orient et l’océan Indien. Il en rapporta des épices, notamment le clou de girofle et le piment (ci-dessus).

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