Martin Amis : « Je ne demande jamais la permission »
Le Mick Jagger de la littérature est de retour avec Inside Story. Une vraie fausse autobiographie où il s’arrange avec la vérité. Une pure célébration de la liberté d’écrire, à l’heure où sévit la cancel culture.
Dans la vie, il est bon d’avoir des amis. Il est bon, aussi, d’avoir un Amis. Surtout quand l’écrivain sort un livre du calibre d’Inside Story, taillé comme une longue conversation en tête à tête avec lui, soit un shoot d’antidotes à la tiédeur, à la bêtise, aux idées plates, qui vous fait vous recentrer illico sur ce qui donne à la vie son charme piquant, mordant, brillant, sexy et un peu punk. Autant de qualificatifs qui vont comme une paire de Chelsea boots à l’écrivain que l’Angleterre aime surnommer « le Mick Jagger de la littérature» pour ses frasques, ses conquêtes, son compte en banque exigeant, et une certaine sympathie pour le diable, du moins ce que les puritains appellent le diable: la liberté. Quinze romans, sept essais et plusieurs recueils de nouvelles ont suffi à établir cette solide réputation, qu’ils traitent du monde littéraire londonien à travers deux écrivains, l’un à succès, insupportablement vaniteux, l’autre raté et fourbe ; de l’état catastrophique de l’Angleterre vue à travers sa classe ouvrière ; de la presse people ou de la terreur stalinienne ; du nazisme ou de l’islamisme que, loin des accommodements raisonnables chers à d’autres intellectuels anglo-saxons, il pourfend sans se museler, comme le faisait son regretté ami à la vie à la mort Christopher Hitchens, pur produit des Lumières et auteur de l’immense succès Dieu n’est pas grand. Comment la religion empoisonne tout. On retrouve le défunt « Hitch » presque à chaque page et avec bonheur dans Inside Story, roman déguisé en une autobiographie dont Martin
Amis dynamite les codes avec malice. Sept cents pages, dans lesquelles il nous invite comme on entre chez lui, privilège rare, nous débarrassant de notre manteau, nous proposant un whisky single malt et un « plateau d’amuse-gueules », pour nous faire « patienter jusqu’au dîner ». Et sacré dîner que celui que nous sert le chef Amis, voyage dans le temps et les saveurs parfaitement vitaminé, relevé, épicé, gastronomique et parfois orgiaque, souvent éblouissant, où tout y est de sa vraie vie (outre Hitchens, son père, l’écrivain « angry young man » Kingsley Amis, son mentor Saul Bellow, le 11 Septembre, sa jeunesse, ses femmes, l’éducation de ses enfants et des jeunes romanciers, l’Oktoberfest, le sexe) et de la fausse (qui tourne autour d’une muse aux particularités anatomiques saisissantes nommée Phoebe Phelps, dont il nous assure qu’il l’a inventée). Oui, privilège rare que cette conversation avec un esprit vraiment libre, ennemi des clichés « de style et de coeur », à laquelle nous ajoutons une autre conversation, tendue entre Paris et New York, où Martin Amis vit désormais, confiné comme une bonne partie des humains en ce moment.
Le Point: Alors, ce confinement?
Martin Amis: Instructif. J’ai admis officiellement que je suis en dépression. L’enthousiasme pour la vie est bien moindre, il faut dire qu’elle est devenue une sacrée approximation de ce qu’elle était. Bien sûr, on pourrait se dire que les écrivains forment une des populations les moins touchées par les conséquences de la pandémie, puisque leur vie est faite de pas mal de solitude… Mais il est vraiment difficile de travailler. Vous lisez le matin des dizaines d’articles sur la fin du monde, et vous êtes supposé vous asseoir ensuite à une table dans votre bureau pour écrire un roman ? Franchement… Tous ces petits échanges que j’avais avec les gens dans la rue ou dans les commerces, ces minuscules interactions, parfois même pas plaisantes, je n’avais jamais réalisé combien c’était important. J’ai pensé
à Primo Levi, l’autre jour. À ce passage où, après être sorti d’Auschwitz, il se retrouve dans une ville polonaise à interroger les gens pour obtenir des informations, à essayer de parler leur langue, et il constate que ça éloigne de lui ses souvenirs d’Auschwitz. La maladie, le froid, la faim disparaissent dès qu’il interagit avec les autres. Pas besoin d’autre preuve, dit-il, que l’être humain est un animal social. Oui, la société me manque, la haute société et la basse société…
Alors qu’est-ce que c’est que ce nouveau livre? Des Mémoires présentés comme un roman?
Oh, c’est difficile à définir. Faute de mieux, je l’appelle un roman. J’ai déjà écrit mes Mémoires, il y a vingt ans [Experience, 2000, NDLR] et je ne voulais pas le refaire… Alors je raconte ma vie, mais j’invente des scènes, je manipule un peu la réalité. Rien d’énorme, mais je réarrange…
Parlant de gens réels, vous réarrangez la réalité?
Pourquoi pas ? Il n’y a pas que les livres qui ont besoin d’un éditeur. On devrait en avoir un pour sa propre vie : quelqu’un qui ôte les répétitions qui n’apportent rien, qui vous permette de retravailler tel ou tel passage et d’effacer les lourdeurs de style… Un éditeur assez radical, même…
Est-ce aussi une pierre lancée dans le jardin des grands tycoons de l’autofiction comme Karl Ove Knausgaard, qui se font un devoir de tout raconter sans rien inventer?
Bonne chance ! Moi, ça ne m’attire pas du tout. Je ne vois pas pourquoi je restreindrais ma liberté d’écriture. J’ai écrit ce roman pour inventer les conversations que je n’ai pas eues avec mes amis.
Notamment Christopher Hitchens, votre défunt meilleur ami, essayiste engagé, volontiers polémique, comme vous, mais dont on apprend qu’il n’était pas d’accord avec votre conception selon laquelle l’écriture doit être absolument libre, y compris de toute idéologie?
C’est vrai. Hitch adorait citer la phrase d’Oscar Wilde selon laquelle une carte du monde qui ne mentionnerait pas le pays d’Utopie ne mériterait pas un seul coup d’oeil parce que c’est de l’utopie que naîtrait le progrès de l’humanité… Or je me fous de l’utopie. Ce n’est pas que je pense qu’elle est inatteignable, c’est que, pour moi, c’est une idée horrible, qui ne m’attire absolument pas. On ne fait pas de littérature avec l’utopie. Elle est même la négation de la littérature, qui se base sur la réconciliation impossible des différents éléments de la vie. D’ailleurs, regardez, quand les écrivains évoquent des utopies, ce sont des dystopies, des endroits où tout va mal! Quant à l’utopie de mon ami Hitch, qui était un disciple de Trotski, c’était l’utopie socialiste, une utopie fondée sur le fait que la fin justifie les moyens et qui a donné aux gens une bonne excuse pour s’entre-tuer. Sans moi ! Sans compter que, dans l’utopie socialiste, on ne peut pas être Shakespeare ou Beethoven, car tout le monde est Shakespeare ou Beethoven. C’est ridicule, et repoussant. Aucune fin ne justifie aucun moyen. Je me méfie de l’idéologie comme de la peste.
Vous avez signé la tribune du «Harper’s Bazaar» contre la «cancel culture», dans laquelle des intellectuels, souvent de gauche, ont exhorté leur camp à arrêter
« En général je ne regrette jamais d’exprimer mon opinion. On peut recevoir des menaces de mort, oui, mais la menace de mort, aujourd’hui, c’est une sorte de rite de passage. »
de tenter d’imposer leur «conformisme idéologique». La nouvelle censure vient de la gauche?
La censure légale, qui interdirait une publication ou un propos, n’est pas l’apanage de la gauche, non, mais l’état d’esprit « censeur », oui, se trouve plus souvent à gauche qu’à droite. Le sentiment d’être plus « droit » que les autres, l’indignation facile, le jugement… Une forme d’autosatisfaction… C’est d’ailleurs un spectacle assez pathétique. L’autosatisfaction devrait être admise parmi les sept péchés capitaux.
La liberté de pensée est vraiment en danger?
Tout écrivain un peu honnête l’avouera. Il y a une nouvelle pression, énorme. Elle ne vous restreint en rien, mais elle vous défie : il faut réussir à dire ce que vous pensez sans offenser grossièrement les « bien-pensants » (en français). C’est faisable, le langage est si magnifiquement flexible, mais il y a nettement plus de contraintes qu’avant…
Il y a aussi les «sensitivity readers», qui passent les textes au peigne fin, avant publication, pour veiller à ce que rien ne puisse heurter…
Ah oui, cette spécialité américaine… Rien de ce qui concerne la race, le genre, les hiérarchies sociales ne leur échappe. À peine as-tu commencé un paragraphe que tu as l’impression d’entendre une sirène se déclencher ! Ça peut paralyser, mais il ne faut pas : leurs objections n’ont rien de littéraire. Il faut continuer à écrire ce que tu veux écrire. En ce moment, j’écris sur la ségrégation raciale en Amérique. Je viens d’être prévenu par un certain nombre d’écrivains noirs : « C’est notre sujet. »
On vous accuse d’appropriation culturelle?
Oui, mais c’est tellement philistin ! Anticréatif ! J’ai envie de leur dire : mais qu’est-ce que vous allez faire avec l’Othello de Shakespeare ? « Appropriation » signifie prendre sans permission, mais je ne demande jamais la permission d’écrire sur tel ou tel sujet, puisque je ne prends rien ! J’écris sur un sujet : le lynchage, l’esclavage… Quand j’en aurai terminé, le sujet sera toujours là, n’est-ce pas ? D’ailleurs, ça ne vaut même pas la peine de discuter ou de répondre. Ça m’indiffère. C’est sociopolitique, pas littéraire. Si c’était littéraire, ça me toucherait.
Donc vous continuez?
Bien sûr ! Parce que ce n’est pas comme ça que la littérature marche. Ce n’est pas un jeu à somme nulle, tout le monde peut y contribuer, qu’on ait ou pas une «connexion raciale» ou « sociale ». Le problème, maintenant, c’est que tu sais qu’après la sortie du livre, pendant un an, tu vas te retrouver sous un tapis de bombes, avec les menaces de mort sur les réseaux sociaux. C’est humiliant, et un écrivain ne devrait pas être humilié.
Des menaces, vous en avez reçu. Notamment lorsque vous avez dit, après les attentats de Londres, en 2005: «La communauté musulmane devra souffrir jusqu’à ce qu’elle mette de l’ordre dans sa maison.» Vous regrettez?
Je le regrette, car la punition collective n’est jamais justifiable. J’ai dit cela sous le coup de la colère, parce que la journaliste qui avait pris l’avion de Londres à New York pour m’interviewer m’avait confié qu’on avait confisqué aux passagers tous leurs livres et j’avais pensé : « Quelle victoire pour le côté obscur ! » Alors, oui, je le regrette, mais en général je ne regrette jamais d’exprimer mon opinion sur tel ou tel sujet. On peut recevoir des menaces de mort, oui, mais la menace de mort, aujourd’hui, c’est une sorte de rite de passage.
Ah oui?
Oui, ça ne veut rien dire. C’est le hurlement des impuissants, lié à ces flots de malaise qu’Internet a libérés. C’est juste très décevant sur la nature humaine…
En parlant de déception, en voulez-vous toujours à Gallimard et à Carl Hanser Verlag, en Allemagne, d’avoir refusé de publier «La Zone d’intérêt», où vous racontiez une histoire d’amour dans un camp d’extermination nazi?
Non, et d’ailleurs ça s’est très bien passé en France. En Allemagne, moins bien, mais ça n’avait rien à voir avec le politiquement correct : pour l’éditeur, le roman commettait le péché de vouloir être drôle et sérieux en même temps. Pour quelle raison ne le pourrait-il pas ? Objection parfaitement ridicule…
Adorno a bien dit qu’on ne pouvait pas écrire de la poésie après Auschwitz?
Bullshit ! On a bien écrit de la poésie pendant Auschwitz ! Paul Celan, Primo Levi… Quand il écrit cela, Adorno donne dans le mélo intellectuel.
Aucun sujet n’est donc interdit?
Aucun. Pas de mise en quarantaine pour la fiction ! Dans la vie normale, « éveillée », la règle « Nulle liberté sans loi » prévaut. Mais la fiction, elle, ne connaît nulle loi, et sa liberté ne connaît aucune limite. La fiction, c’est la liberté. Ça peut être angoissant pour certains, d’ailleurs, devant la page blanche, ce côté « Écris ce que tu veux ; personne ne t’en empêche ».
Pourtant, dans «Inside Story» vous dites qu’on ne peut pas écrire sur le sexe…
Je le pense. Disons qu’on peut le faire, mais qu’on n’y arrive pas. À 99 %, c’est totalement raté. Les écrivains n’arrivent pas à trouver le ton pour exprimer la dimension transcendantale de cette force qui peuple le monde, dimension dont la plupart d’entre nous savons qu’elle existe. C’est un peu mieux quand le roman est entièrement consacré au sexe (Lolita ou Portnoy et son complexe, par exemple), mais, souvent, la scène de sexe est juste une digression : elle n’est pas justifiée d’un point de vue thématique, elle enfreint la règle des unités, et quand l’au
« John Updike et DH Lawrence ont perdu une énergie folle à truffer leurs romans de scènes de sexe ratées. »
teur s’en extrait on a l’impression qu’il revient vers nous en disant : « Euh, au fait, j’en étais où ? » John Updike et D. H. Lawrence ont perdu une énergie folle à truffer leurs romans de scènes de sexe ratées.
Dans «La Friction du temps», vous écriviez que «La France est le havre naturel des amoralistes», en évoquant Céline, Sartre, Beckett, Genet, Houellebecq, et en soulignant à la fois «le goût des Gaulois pour l’inexplicablement rebelle», et leur «confondante nostalgie de la boue». Que vouliez-vous dire?
Que je ne connais aucune autre littérature qui mette autant sur un piédestal le négatif, le nihilisme, l’amoralisme… Tous les nihilistes anglo-saxons, comme William S. Burroughs ou D. H. Lawrence, sont d’ailleurs immensément populaires en France… Je me suis demandé si ça venait du fait que vous aviez été occupés par les nazis, mais en fait non, cela précède l’occupation par les nazis car on a déjà cette fascination pour la pourriture chez Baudelaire, par exemple.
En ce moment, ce sont les Français qui sont presque traités de nazis par la presse américaine… À cause de notre laïcité. Vous avez peut-être vu que la responsable des pages opinions du «Washington Post» a colporté une «fake news» selon laquelle le président français voulait ficher tous les musulmans?
Que les Français soient fondamentalement hostiles à la religion n’est pas une découverte. Cela vient de l’anticléricalisme de la Révolution. Mais je suis pour ma part assez favorable à l’approche française qui consiste à supprimer les signes extérieurs de la religion car je pense que la religion est une force de division. Votre laïcité est donc une bonne idée, mais les Américains y réagissent de façon excessive car ils sont « philoreligieux ». Ils se fichent de savoir ce qu’est vraiment la religion, combien elle peut être porteuse de violence, mais ils l’aiment par principe. Du coup, la liberté religieuse qu’ils accordent va jusqu’à donner le droit à des gens de refuser de servir un homosexuel au restaurant, ce que je trouve juste méprisable.
«Mes auteurs favoris, Bellow, Nabokov, Updike, justement, sont devenus de moins en moins bons avec l’âge.» Y a-t-il un âge pour arrêter d’écrire, et quand avez-vous prévu de le faire?
Je dirais qu’un écrivain se détériore à partir de 70 ans et que la médecine n’a pas rendu service à la littérature en maintenant certains écrivains en vie trop longtemps. Shakespeare est mort à 52 ans, bon, c’est un peu tôt… Cela dit, il est possible qu’Inside Story soit mon dernier long roman. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut commencer tôt, quand on est jeune, courageux, stupide, les batteries pleines. Plus tard, on est trop complexé.
Et pour les écrivains qui viendront après vous, à qui vous prodiguez dans «Inside Story» quelques conseils d’écriture, vous n’êtes pas inquiet? Qu’il n’y ait plus de lecteurs, par exemple?
Non. Des lecteurs, il y en aura. Ce qui m’inquiète, c’est la possibilité – et c’est une possibilité ! – qu’il n’y ait plus de lecteurs ouverts d’esprit : sensibles à l’humour, aux émotions un peu complexes et à l’ironie, sans lesquels la littérature ne peut pas vivre ■
Inside Story, de Martin Amis, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Bernard Turle (Calmann-Lévy, 700 p, 24,90 €). Parution le 6 janvier 2021.