Et maintenant, la guerre du fioul
Grogne. Après le diesel, le gouvernement vise les chaudières des « Gaulois réfractaires ». Attention au retour de flamme !
Comme tous les retraités de France, Jacques, 84 ans, est assiégé par les démarcheurs téléphoniques. Pas un jour ne se passe sans qu’il soit interrompu par des appels qui lui proposent d’isoler sa maison, de changer ses fenêtres ou d’installer une pompe à chaleur… « Pour 1 euro seulement », lui promettent ses interlocuteurs avant de se faire rembarrer. Car l’ancien mécanicien n’a aucunement l’intention de changer ses habitudes et encore moins sa précieuse chaudière. « J’ai entendu dire que le gouvernement voulait supprimer les chaudières au fioul, mais ma chaudière, elle est là et elle reste là », déclare l’octogénaire en désignant la machine installée dans le sous-sol de ce pavillon des Trente Glorieuses, caché au sein d’un lotissement d’Alençon. Les tuyaux soigneusement emmitouflés dans d’épaisses bandes de tissu, la solide pompe et le panneau de commandes rudimentaire témoignent d’une époque où l’obsolescence programmée n’existait pas. Le cube d’acier présente quelques signes de fatigue, mais son coeur demeure vaillant. Toutes les pièces ou presque sont d’origine : « Je l’ai installée il y a trente ou quarante ans. La précédente tournait au charbon », se rappelle Jacques.
Il en va des chaudières au fioul comme des voitures au diesel : increvables, plutôt économiques, prisées des classes populaires… et vouées à une disparition inéluctable en raison de leur caractère éminemment polluant. Cette condamnation à mort n’a pas échappé à Jacques, qui sait sa chaudière en sursis administratif plus que technique. Il n’a pas oublié qu’en novembre 2018, en réponse aux premiers soubresauts des Gilets jaunes mobilisés contre la taxe carbone, Édouard Philippe annonçait que « plus aucun Français n’utilisera de chaudière individuelle au fioul pour se chauffer d’ici à dix ans », énergie qu’il qualifiait alors de « chère, étrangère et polluante », en regrettant que l’État ait « placé les Français dans une situation de dépendance ».
On sait ce qui est advenu de la taxe carbone après la révolte des ronds-points. En revanche, le gouvernement de Jean
« Pour de nombreux ruraux, le fioul reste encore un symbole du confort. » Gaëtan Brisepierre
Castex n’a pas renoncé à se lancer dans la guerre des chaudières… au risque d’ouvrir un nouveau front de grogne. Une mauvaise nouvelle n’arrivant jamais seule, le cours du fioul s’est effondré pour tomber à moins de 66 centimes le litre en octobre, redonnant – temporairement – un peu de compétitivité à cette énergie. Les Français ont profité du confinement pour remplir leurs bas de laine… et leurs cuves à fioul ! L’activité des fournisseurs d’énergie a doublé, parfois triplé, pendant cette étrange parenthèse.
Inquiétude. On estime qu’entre 8 et 10 millions de personnes sont aujourd’hui chauffées grâce au fioul, majoritairement dans des zones rurales ou périurbaines, dépourvues de réseau de gaz. L’énergie est présente dans 16 % des maisons individuelles, avec des pics à plus de 50 % dans de nombreuses zones rurales et en montagne. Pour beaucoup de ses adeptes, le chauffage au fioul constitue un horizon indépassable. « La chaudière au fioul, c’est le symbole des Trente Glorieuses et du confort moderne, analyse Gaëtan Brisepierre, sociologue spécialiste de la transition énergétique. Il faut se rappeler que, dans les années 1950, le chauffage central et l’eau chaude étaient un luxe qui ne s’est popularisé qu’à la faveur de ces chaudières. Beaucoup de babyboomeurs ont grandi dans des maisons chauffées au fioul, et, pour de nombreux ruraux, cette énergie reste encore aujourd’hui un symbole du confort. » Et d’un progrès émancipateur car il fallait jusqu’alors recharger la cheminée et le poêle à charbon à la main plusieurs fois par jour…
La flamme des chaudières au fioul est en voie d’extinction. Il ne se vend plus que de 40 000 à 50 000 appareils par an, contre environ 600000 pompes à chaleur électriques. « 3,5 millions de logements sont encore chauffés au fioul. Par habitation, c’est l’équivalent des émissions de CO2 de trois voitures durant une année. Nous réduisons déjà le nombre de chaudières à fioul de 200 000 par an, les mesures annoncées aujourd’hui vont permettre d’accélérer », expliquait Barbara Pompili le 28 juillet sur Twitter. « Nous obligerons, à partir de janvier 2022, à remplacer les chaudières au fioul ou au charbon qui sont en panne par une chaudière plus vertueuse. Et nous interdirons l’installation de ces chaudières dans des logements neufs. Des aides pourront aller jusqu’à 80 % de prise en charge pour les ménages les plus modestes », déclarait-elle au Monde au lendemain de la Convention citoyenne pour le climat.
Ces quelques mots lâchés au détour d’une interview ont suscité beaucoup d’émoi et d’inquiétude chez les propriétaires de chaudière au fioul. « Nous avons reçu des appels de consommateurs angoissés qui se demandaient ce qui allait leur arriver, témoigne Fabien Bouteloup, fournisseur de fioul et chauffagiste près d’Alençon. Les gens ont cru qu’on allait tout simplement leur interdire de réparer leurschaudière au fioul pour les obliger à en changer. L’un de mes clients a même acheté une chaudière d’avance, pour les pièces »,
■
raconte-t-il. L’entreprise qu’il dirige ■ avec son frère Jérôme livre du fioul depuis 1971 à 3 500 clients sur un rayon de 50 kilomètres. Depuis une dizaine d’années, l’entreprise familiale assure aussi la maintenance et l’installation de 700 chaudières. Les deux frères observent avec résignation le déclin du combustible star des années 1950. Les deux frères ont vu les Français se détourner peu à peu de cette énergie fossile : « Lorsqu’ils rachètent une maison équipée d’une chaudière au fioul, la plupart des jeunes couples commencent par changer d’énergie de chauffage et bazardent les vieilles chaudières», explique Fabien, qui a obtenu les certifications nécessaires pour installer des pompes à chaleur ou des chaudières à bois. « La preuve que nous ne sommes pas sectaires », note-t-il en souriant.
Au goutte-à-goutte. La famille Bouteloup vend du fioul depuis cinquante ans et a vu vieillir et souvent s’appauvrir sa clientèle, comme l’attestent notamment les demandes de livraison fractionnées. Finies, les livraisons de 3 000 à 4 000 litres d’une traite, beaucoup de clients préfèrent étaler leur approvisionnement en fonction de leurs disponibilités financières. Les fournisseurs s’adaptent et proposent des paiements à crédit ou des livraisons de petites quantités, pour trois semaines de chauffage d’affilée, sorte de goutte-à-goutte énergétique. « Quand le prix dépassait 1 euro le litre, on s’est cotisés, car certains de nos clients ne pouvaient plus se chauffer », relate le fournisseur de combustibles Philippe Lassout, président de l’association Solidarité fioul, très implantée sur les terres froides de Franche-Comté. « On aide chaque année une centaine de personnes, essentiellement des locataires, en leur donnant un bon de 300 euros, qui représente environ un mois de chauffage en plein hiver », explique-t-il.
Le parc de chaudières au fioul en France est à l’image de ses propriétaires : vieillissant. Un quart du parc a plus de vingt-cinq ans. Avec ses doyennes : il n’est pas rare de croiser des chaudières à charbon bricolées et équipées d’un brûleur à fioul au milieu des années 1960… pas franchement économes en combustible, mais inusables. Même s’il existe des aides financières généreuses pour changer d’énergie, il est parfois compliqué d’expliquer à une veuve d’agriculteur qu’il va lui falloir remplacer sa chaudière par une pompe à chaleur électrique, investissement qu’elle amortira, si tout va bien, en dix ou quinze ans… Car, pour le moment, les fameuses « pompes à chaleur pour 1 euro » proposées par de nombreux installateurs peuvent chauffer un pavillon, mais ne peuvent en aucun cas remplacer la chaudière au fioul d’une grande bâtisse mal isolée. L’investissement nécessaire – même fortement subventionné – est bien souvent hors d’atteinte pour des personnes âgées vivant du minimum vieillesse. « Les gens ne choisissent pas le fioul par passion, simplement, ils sont rationnels, renchérit Philippe Lassout. Même si une chaudière à granulés de bois automatique subventionnée ne coûtera “que” 8 000 ou 10 000 euros sur les 20 000 à 25 000 d’origine, cela reste trop élevé pour les tout petits budgets. Alors qu’il n’y aura aucune aide pour une chaudière au fioul, mais l’installation ne coûtera que 5 000 euros. »
Biofioul. Si la France du fioul a largement passé l’âge de prendre d’assaut l’Arc de triomphe ou les ronds-points du pays, c’est tout de même une France qui vote et qui pourrait être capable de faire basculer une élection. La mort annoncée des chaudières au fioul constitue une occasion supplémentaire pour le gouvernement de mesurer cet esprit gaulois « réfractaire au changement », évoqué par le président Macron… Lorsque l’incitation au changement se fait de plus en plus insistante au point de s’accompagner d’une menace d’interdiction, la liberté « de ne pas être emmerdé » prend le dessus, comme l’explique vertement Michel, 84 ans, propriétaire comblé d’une chaudière au fioul de moins de dix ans au coeur d’Alençon. « Celui qui viendra démonter ma chaudière n’est pas encore né», prévient l’ancien commercial, fulminant contre les « guignols de l’écologie », à commencer par Nicolas Hulot. Il se dit conscient du caractère polluant de sa chaudière et prêt à passer au biofioul, un combustible en cours d’expérimentation, défendu comme alternative par la Fédération française des combustibles, carburants et chauffage (FF3C). Pour Frédéric Plan, délégué général de la FF3C, la filière fioul, qui compte 1 600 entreprises et 15 000 emplois, pourrait être prête dès 2022 à commercialiser du biofioul. Ce nouveau carburant en cours d’expérimentation intégrerait de l’ester de colza cultivé en France et serait compatible avec la plupart des chaudières existantes, sous réserve d’un changement de brûleur pour les plus anciennes. Ce combustible permettrait de réduire les émissions de CO2 et, qui sait, de freiner pour quelque temps le désamour à l’égard du fioul domestique. Pas certain cependant que le plan de relance passe par le maintien de la filière fioul, même estampillée bio. Bref, la fin des chaudières au fioul, c’est d’abord une usine à gaz
■
« Celui qui viendra démonter ma chaudière n’est pas encore né. » Michel, 84 ans