Le Point

Le livre par qui le scandale arrive

- MARION COCQUET

La Familia grande (Seuil) n’est pas seulement l’histoire d’un inceste. Le récit de Camille Kouchner n’est pas seulement celui d’un secret, d’une omerta : le malaise qu’il provoque est plus profond, et autrement plus diffus. Le fond de l’affaire est désormais connu : le très influent Olivier Duhamel aurait abusé de son beau-fils, « Victor » Kouchner, frère jumeau de l’autrice, quand celui-ci était un adolescent – elle a modifié son prénom. Les faits ont lieu à la fin des années 1980, alors que leur mère, Évelyne Pisier, sombre dans l’alcoolisme après les suicides, à deux ans d’intervalle, de ses parents. Camille Kouchner raconte cela, donc, et l’« hydre » de la culpabilit­é qui l’envahit au fil des années. Elle sait, son frère s’est très tôt confié à elle. Elle sait, mais elle se tait et, en se taisant, donne une sorte de « consenteme­nt » au crime. « En ne désignant pas ce qui arrivait, j’ai participé à l’inceste, écrit-elle. Pire, j’y ai adhéré. » Olivier Duhamel ne vient-il pas dans sa chambre à elle, la

« chambre-péage », après avoir rejoint son jumeau dans la sienne ? « Par sa tendresse et notre intimité, par la confiance que j’avais pour lui, tout doucement, sans violence, en moi, [il] enracinait le silence. » Il faut que le frère et la soeur deviennent adultes, tremblent pour avant qu’éclate la gangue des non-dits. Alertée, Évelyne Pisier renverse les responsabi­lités : « C’est ton frère qui m’a trompée », « Mon mari n’a rien fait », « Si tu avais parlé, j’aurais pu m’en aller ». La tante, Marie-France Pisier, exhorte sa soeur à quitter son époux, à parler.

La « familia grande », elle, cette bande d’intellectu­els et de politiques de gauche qui gravite depuis des années autour du couple Pisier-Duhamel et qui, chaque été, est invitée dans leur grande propriété à Sanary-sur-Mer (Var), se tait et s’éloigne. Camille Kouchner tâche de s’affranchir du silence. Mais, au-delà de l’inceste, elle décrit un monde de vérités alternativ­es et d’injonction­s contradict­oires. Un milieu qui se contemple lui-même, qui admire très complaisam­ment son impertinen­ce supposée et sa prétendue liberté. Une vie affranchie des convention­s bourgeoise­s, mais dans une double villa avec piscine, où prolifèren­t les gens de maison. Une communauté féministe, mais dont une jeune femme est bannie pour avoir déposé une main courante après avoir été agressée par un invité pendant son sommeil. Un monde où la liberté sexuelle s’apprend à marche forcée : on envoie une femme mûre à l’aîné pour le déniaiser, on s’indigne de ce qu’à 12 ou à 13 ans la cadette est encore vierge.

« Tout est dit, rien n’est expliqué », répète Camille Kouchner. Il faut tout admettre et tout comprendre, ne jamais manifester de chagrin ni de trouble. Lorsque la mère se sépare du père, Bernard Kouchner, et que celui-ci entre de plain-pied dans le monde du pouvoir avec sa nouvelle épouse, Christine Ockrent. Lorsque les grands-parents se suicident. Lorsque les soirées de Sanary-sur-Mer prennent une mauvaise tournure. Est-ce le procès d’une époque ?

« Certains diront que tu fais partie de cette “génération”-là. Moi, je crois surtout que tu fais partie de ces “gens”-là », écrit Camille Kouchner en s’adressant à sa mère. Face à « ces gens-là », le propos est, par endroits, ambivalent, le récit tiraillé entre la colère et une fascinatio­n durable pour les grandes figures de ce petit milieu – et le partage peine parfois à se faire entre ce qu’il est légitime d’admirer et ce qu’il est nécessaire de condamner. On peut l’entendre. Mais on en sort étourdi ■

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« La Familia grande », de Camille Kouchner (Seuil, 208 p., 18 €).

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