Un fruit splendide
«Oui, il y a eu une guerre. Oui, nous sommes venus de son épicentre », écrit-il à propos du Vietnam, le pays qu’il a quitté pour les États-Unis à l’âge de 2 ans. Il s’appelle Ocean Vuong, il a 32 ans, c’est un poète reconnu et l’auteur acclamé de ce premier roman syncopé, déchirant, un chant, presque une prière, dont le héros, Little Dog, est son double. Petit-fils d’une paysanne et d’un soldat américain, ayant grandi dans le Connecticut entre une mère brutale et une grand-mère traumatisée par la guerre, Little Dog est quasi sous nos yeux sauvé par l’écriture de cette lettre adressée à celle qui ne la lira pas : Rose, sa mère, employée dans un salon de manucure, analphabète mais qu’importe, c’est à elle qu’il lui fallait se raconter. « Tu m’as demandé ce que c’est d’être écrivain et je te balance tout en désordre, je sais. Mais c’est le désordre, Maman – je n’en rajoute pas. J’en ai enlevé. » Dans un chaos maîtrisé, le livre retrace en coupes, par des scènes défiant la chronologie, le parcours de Little Dog au sein de sa famille vietnamienne immigrée, l’intégration face au racisme, mais aussi, côté américain, la mémoire des soldats engagés volontaires, comme Paul, le presque grandpère du narrateur, car les nondits de cette lignée métissée se révèlent au garçon, un à un. L’enjeu du livre est tendu comme un arc : comment ce gamin va-t-il se sortir d’une enfance aussi rude ?
La réponse est dans le titre original, On Earth We’re Briefly Gorgeous, qu’on pourrait traduire par « Sur terre nous sommes brièvement splendides », qui exprime mieux encore cette splendeur possible par instants, guettée et brandie comme un cri de révolte contre toutes les violences. Dans les mots pour dire ses fulgurantes étreintes avec Trevor, durant un été de petits boulots où l’adolescent découvre son homosexualité. Et les fausses extases, du même Trevor, qui, à la suite d’une blessure à la cheville soignée aux opioïdes, sombre dans la toxicomanie. Les maux qui rongent l’Amérique se croisent ici, et ce jeune homme ni asiatique ni caucasien, mais franchement gay, a du pain sur la page. Mais il y dresse la beauté contre tout. Et, de sa langue scandée, transcende la souffrance des marges, rédimées par la poésie. « Que nul ne nous confonde avec le fruit de la violence, mais cette violence a beau avoir traversé le fruit, elle n’a pas réussi à le gâter. » ■
Un bref instant de splendeur, d’Ocean Vuong, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marguerite Capelle (Gallimard, 292 p., 22 €).
LES NON-DITS DE CETTE LIGNÉE MÉTISSÉE SE RÉVÈLENT AU GARÇON, UN À UN. COMMENT VA-T-IL SE SORTIR D’UNE ENFANCE AUSSI RUDE ?