Le Point

Récit - Ivan Nabokov : « “Les Versets sataniques” ? Je n’ai jamais compris où était l’offense »

Figure du clan Nabokov, il a édité Salman Rushdie et quelques Prix Nobel. Rencontre avec un esprit libre.

- PAR SOPHIE PUJAS

«J’envoie toujours un petit mot à Salman Rushdie pour l’anniversai­re de sa fatwa, qui tombe le jour de la Saint-Valentin, en lui souhaitant que tout aille pour le mieux, avoue Ivan Nabokov avec un sourire espiègle. C’est une sorte de plaisanter­ie entre nous. » L’homme a beau avoir 88 ans et une impression­nante carrière d’éditeur derrière lui, qui lui valut notamment de faire paraître en français Les Versets sataniques, le goût du jeu ne l’a pas quitté. Les pétillants Mémoires écrits avec Philippe Aronson, qui sortent ces jours-ci, le montrent avec éclat.

Peut-être parce qu’il est difficile de prendre la vie tout à fait au sérieux quand elle a débuté comme un roman. « Je suis né apatride », raconte-t-il. C’était en 1932, près de Strasbourg. Ses parents, des Russes blancs, ont fui l’URSS. « Ils avaient tout perdu avec la Révolution, y compris leur nationalit­é », raconte leur fils. Nicolas Nabokov, personnage haut en couleur aux multiples conquêtes féminines et cousin de l’auteur de Lolita, est un compositeu­r de musique d’une certaine renommée. « Il a été connu avant son cousin Vladimir et a été un peu jaloux par la suite de sa notoriété », s’amuse Ivan Nabokov. L’enfance d’Ivan se passe pour l’essentiel à New York, dans la proximité de la diaspora russe : il assiste ainsi régulièrem­ent aux ballets du mythique chorégraph­e George

Balanchine, un ami de la famille. « Ma mère me traînait à l’église, mon père au bistrot ; ma mère m’emmenait voir des princesses, mon père des poètes », résume-t-il. Le personnage flamboyant de la famille, c’est alors Nicolas, plus que son cousin romancier. Ivan se souvient avec affection de Vladimir Nabokov, en adoration devant son fils Dmitri et menant la grande vie en Suisse après la parution de Lolita, qui le fit passer d’un succès d’estime à une notoriété de scandale. Et se délecte encore de cette remarque d’un amateur de papillons, qui lui avait demandé dans une soirée s’il était parent avec Vladimir Nabokov. Ils évoquèrent longuement l’apport décisif de Nabokov à l’étude des lépidoptèr­es, avant qu’Ivan ne souligne combien il était rare d’exceller dans deux domaines aussi éloignés que la science des papillons et la fiction. « Vladimir Nabokov a écrit des romans ? » s’étonne alors son interlocut­eur…

Grand écart. Trop beau pour être vrai ? Peu importe : c’est peut-être grâce à cet amour des histoires bien menées qu’Ivan Nabokov en est venu à jouer les passeurs culturels entre le monde anglo-saxon et la France. Un peu par hasard, à 40 ans passés, et après avoir travaillé dans la finance. Il dirigea notamment le départemen­t étranger d’Albin Michel avant de piloter la collection « Feux croisés », chez Plon, et de travailler avec Christian Bourgois. Ce qui

« Ma mère me traînait à l’église, mon père au bistrot ; ma mère m’emmenait voir des princesses, mon père des poètes. » Ivan Nabokov

Ivan Nabokov, à propos de V. S. Naipaul et de son Nobel « Son amertume face à la réticence du comité de Stockholm à lui attribuer cette satanée récompense avait pris une telle dimension que, dans sa notice biographiq­ue, Vidia avait indiqué : “V. S. Naipaul a reçu chaque prix littéraire mondial majeur, sauf le Nobel.” »

frappe, c’est son art du grand écart, dans les parutions auxquelles il oeuvra. On y trouve aussi bien les auteurs à succès Stephen King et Mary Higgins Clark que les Prix Nobel Toni Morrison, Nadine Gordimer et V. S. Naipaul – on apprend d’ailleurs que ce dernier convoita la récompense jusqu’à l’obsession… Mais aussi William Gaddis, Norman Mailer, Donna Tartt ou Nick Hornby ! Éclectique, toujours.

Comme tout éditeur, Navokov a pourtant refusé son lot de succès avant de s’en mordre les doigts: Paul Auster ne l’a pas convaincu, ni Le Lauréat, de Charles Webb, que l’adaptation à l’écran avec Dustin Hoffman devait bientôt transforme­r en best-seller. Pas plus que Le Perroquet de Flaubert, de Julian Barnes. « Je trouvais ça mignon, mais pas exceptionn­el ! Je me disais : “Un livre écrit par un Anglais sur Flaubert, qui cela va-t-il intéresser ?” » Raté… Quel plus bel autoportra­it, poétique et fragmentai­re, que la liste des titres publiés par un éditeur ? Parmi ses plus grandes fiertés, deux livres qui furent pourtant des échecs commerciau­x : la publicatio­n de l’auteur hongrois Peter Nadas, qu’il a fait entrer chez Plon avec la somptueuse Fin d’un roman de famille, et les Lettres et journaux intimes, de lord Byron. Aucun de ces livres, certes, n’a fait autant de bruit que Les Versets sataniques – et c’est peut-être tant mieux. Christian Bourgois, que Nabokov avait convaincu d’acheter le roman, repoussa la sortie de plusieurs mois à la suite de la fatwa, à la grande fureur de Salman Rushdie et de son agent. « Christian Bourgois avait très peur, raconte Ivan Nabokov. À l’époque, il a déménagé son bureau et engagé un chauffeur pour conduire sa fille adolescent­e à l’école… Salman Rushdie et son agent étaient furieux du report du texte, et c’est moi qui devais leur répondre car Christian ne parlait pas anglais… » Le roman paraît néanmoins en France en 1989, quelques mois après la fatwa. L’époque est-elle devenue plus frileuse ? Ivan Nabokov, à qui une vue déclinante interdit désormais de suivre l’actualité littéraire, préfère ne pas trancher. Au moment de la parution des Versets, explique-t-il, si l’heure n’est pas aux sensitivit­y readers, c’est surtout que personne n’anticipe le cataclysme. « Personne n’a pensé à le faire relire par un spécialist­e de l’islam, mais je ne suis pas sûr que cela aurait changé quelque chose. Peutêtre que ça nous aurait évité des ennuis, peut-être pas. L’ayatollah Khomeyni, qui a lancé la fatwa, n’a jamais lu le livre, il en a seulement entendu parlé. Et, franchemen­t, je n’ai jamais compris quelle était l’offense au Prophète làdedans… » Les temps changent, l’absurde demeure

■ La Vie, les gens et autres effets secondaire­s, d’Ivan Nabokov, avec Philippe Aronson (Les Escales, 168 p., 19,90 €).

 ??  ?? Joueurs. Ivan Nabokov (à g.) travaillai­t pour Christian Bourgois au moment où celui-ci a publié en France « Les Versets sataniques », de Salman Rushdie (à dr.). Ce roman jugé blasphémat­oire a valu à son auteur une condamnati­on à mort.
Joueurs. Ivan Nabokov (à g.) travaillai­t pour Christian Bourgois au moment où celui-ci a publié en France « Les Versets sataniques », de Salman Rushdie (à dr.). Ce roman jugé blasphémat­oire a valu à son auteur une condamnati­on à mort.
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V. S. Naipaul

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