Roman - La vengeance de Marie Ndiaye
Lauréate du prix Goncourt en 2009 avec « Trois Femmes puissantes », elle revient à son meilleur avec un envoûtant thriller psychologique bordelais.
Les écrivaines de la dimension de Marie NDiaye –styliste singulière opérant dans un univers aussi profond que diaphane – sont rares. On espère chaque nouveau livre, tous n’ont pas la force de Rosie Carpe ou de Trois Femmes puissantes, pour ne citer que ceux-là. Son dernier roman, si. La vengeance m’appartient est un grand cru, en l’occurrence bordelais. « C’étaient de sombres journées de glace et de brume sur Bordeaux », écrit Marie NDiaye, qui vit dans cette région avec l’écrivain Jean-Yves Cendrey, depuis leur retour de Berlin. Me Susane, avocate, 42 ans, vient d’ouvrir son cabinet dans la ville. (Susane ? L’écrivaine a-t-elle oublié un « n » en dotant son héroïne d’un patronyme qui sonne comme un prénom – auquel elle n’aura d’ailleurs pas droit ? Ou est-ce une façon de déstabiliser le lecteur, ce en quoi elle excelle à tout instant ?)
« Je te connais et je connais ton histoire », songe, in petto, l’avocate, face à cet homme venu lui demander de défendre sa femme. Ce Gilles Principaux est-il l’adolescent de
15 ans qui a marqué son enfance (elle en avait 10) indéfectiblement, dans la maison où sa mère, femme de ménage, était venue repasser, maison si merveilleuse qu’elle lui fit l’effet de pénétrer dans un
« bois lacté » ? La question courra tout au long d’un livre qui ne cesse d’en poser. À commencer par celle qui devrait être au coeur du polar, si c’en était un véritable : pourquoi Marlyne, la femme de Principaux, a-t-elle assassiné leurs trois enfants en les noyant ce matin-là dans la baignoire ? Marie NDiaye livre cette information presque incidemment, comme si l’essentiel était ailleurs : pourquoi Principaux fait-il appel à Me Susane pour une affaire de cette ampleur ? S’interroger sur toute chose, ou presque, dans un mouvement incessant de remise en question, proche de la paranoïa mais pas tout à fait. Ainsi, dans l’entourage plus proche de l’avocate, ses doutes s’accumulent à propos de la désinvolture inouïe de Sharon, l’employée de maison mauricienne qu’elle garde par militantisme, espérant lui faire obtenir des papiers. Mais encore pourquoi ses parents, « chers parents exténuants, si peu clairvoyants », ne sont-ils pas plus aimants ? Et à quoi s’accroche donc son client, si fermement persuadé que son nom est entaché par l’existence d’un ancêtre négrier bordelais qu’il exige d’en changer ?
Chabrolienne. Car Marie NDiaye, toujours avide de situations familiales inquiétantes et soucieuse de souligner l’addition que doivent payer ceux qui ont pris l’ascenseur social, écrit sur la France d’aujourd’hui, captant ce qui traverse la société. Son roman d’atmosphère quasi chabrolienne ravira un vaste public, y compris le plus littéraire. Il y a jouissance à lire le monologue de la femme infanticide, ex-professeure de français (tout comme le personnage de la dernière pièce de l’autrice, Royan). Chacune des phrases de Marlyne commence par « mais ». Tandis que le monologue de son mari insaisissable essaie de justifier l’acte de sa femme en commençant toutes les siennes par « car ». On jouit encore des trios d’adjectifs, des mots rares, « hantement » ou « rioter » et des trouvailles délicieuses comme les « bottines farceuses » de l’avocate, qui, certes, lui joueront des tours. Tout est à prendre, même ces exclamations un peu excessives de Me Susane, ses « Oh ! mon coeur impétueux », tentative d’apaiser ces turbulences de l’âme dans lesquelles l’immense et si proche romancière nous aspire. « Pourquoi tout devait-il être tordu, frustrant, innommable ? » Parce que certains manient plus que d’autres l’art de saccager leur vie. Certes. Mais surtout parce que cela donne de si beaux livres
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La vengeance m’appartient, de Marie NDiaye (Gallimard, 235 p., 19,50 €).
Extrait « Sharon, vous ne vous exposez à aucun danger en acceptant de me reconnaître, de me saluer, de me présenter vos enfants qui vous sont comparables en grâce et en beauté, comment pourrais-je vous nuire, comment pourrais-je jamais désirer vous faire la proie d’un quelconque maléfice ? » (Marie NDiaye, « La vengeance m’appartient »)