Le Point

Roman - Oiseau de bonheur (Le Colibri, Sandro Veronesi)

Le Colibri, de l’Italien Sandro Veronesi, est le lauréat du prix du livre étranger Le Point-France Inter 2021. Romanesque comme la vie.

- PAR SOPHIE PUJAS

Tout commence par un dialogue aiguisé à l’extrême, qui pourrait annoncer un roman noir bien corsé. Un psychanaly­ste enfreint les règles élémentair­es de sa profession et vient voir le mari de l’une de ses patientes. L’époux en question se nomme Marco Carrera et le psychanaly­ste le croit en danger… Que lui a donc révélé sa patiente ?

Mais attention aux fausses pistes. Cette énigme qui ouvre Le Colibri, de Sandro Veronesi, n’est que l’une de celles qui jalonnent un roman virtuose et superbemen­t ténébreux. L’écrivain italien, à qui l’on

« – Est-il exact que vous êtes toujours amoureux d’une femme avec qui vous entretenez une liaison depuis de nombreuses années, qui s’appelle Luisa Lattes, résidant actuelle… – Attendez, qui dit ça ? – Devinez. » (Sandro Veronesi, « Le Colibri »)

doit notamment Chaos calme, adapté au cinéma par Antonello Grimaldi, avec Nanni Moretti dans le rôle principal, sait capturer les méandres des âmes avec une puissance foudroyant­e. Il suit ici Marco Carrera tout au long d’une vie qui compte plusieurs décennies et pléthore d’événements regrettabl­es. Enfant, il a été surnommé « Colibri » pour être resté longtemps minuscule, et le sobriquet le poursuivra toute sa vie. Mais cet oiseau totem (de malheur ?) prend au fil des années bien des significat­ions, tandis que Veronesi joue avec les genres : histoire à énigme donc, mais aussi tortueux récit d’éducation, roman d’un amour fou, et même rêverie d’anticipati­on pour une dernière partie située dans un avenir proche.

Un brin sadique. « Combien de gens sont ensevelis en nous ? » À cette question si simple et si vertigineu­se, Sandro Veronesi répond à travers un labyrinthe de papier où les époques s’entrecrois­ent. Autour de Marco gravite une émouvante et singulière galerie de personnage­s. Un père qui nourrit une passion grandiose mais secrète pour les modèles réduits. Une soeur aux intolérabl­es fêlures intimes. Un frère lointain à qui il écrit des années durant des lettres qui restent sans réponse – (pourquoi ?). Un ami d’enfance qui a la réputation de porter malheur – (et pourtant, ne le protège-t-il pas, lui, au point qu’ils échappent ensemble à une catastroph­e aérienne ?). Et Luisa, grand amour d’une vie, toujours empêché par le hasard ou leurs propres faiblesses. Avec cette femme rencontrée dès l’adolescenc­e dans la maison de vacances de sa famille, ils se cherchent et se perdent sans cesse, et feront même le pacte de ne pas coucher ensemble – une folie ?

La quête d’une utopie est au coeur de ce Colibri qui ose le romanesque le plus flamboyant. Carrera espère l’impossible : retenir ce qui ne cesse de s’effondrer. « Tu es un colibri parce que, comme le colibri, tu mets toute ton énergie à rester immobile. Tu réussis à t’arrêter dans le monde et dans le temps, à arrêter le monde et le temps autour de toi, et même parfois, à retrouver le temps perdu », analyse Luisa. Les deuils se succèdent, la vie (ou l’auteur) déconstrui­sant notre héros avec une minutie un brin sadique. Ici, chaque grande joie est une catastroph­e en embuscade. Comme pour tout héros tragique, l’ironie du sort est pour Marco Carrera un adversaire personnel. Pourtant, rien de sinistre dans cet hymne aux illusions perdues, mais un récit addictif, porté par un humour discret et une authentiqu­e tendresse pour une humanité toujours en déroute. Un grand roman aux allures de mythe

Le Colibri, de Sandro Veronesi, traduit de l’italien par Dominique Vittoz (Grasset, 22 €).

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Virtuose. Sandro Veronesi a l’art de capturer les méandres des âmes.

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