Cette drôle d’Amérique qui attend Biden
Ils rejettent déjà le « pouvoir globalisé et corrompu » de leur président. Reportage en Pennsylvanie.
Le pasteur Aaron se tient entre la batterie rouge à paillettes, les guitares, la basse et un tabouret où trône une figurine de Hulk. Derrière lui, une fresque représente une croix dans la fourche d’une Harley-Davidson. « Nous subissons un bombardement permanent contre la vérité, même Fox News est en train de devenir gauchiste. Le psaume “Ta parole est une lampe à mes pieds et une lumière sur mon chemin” montre qu’il est important de suivre le message de Dieu pour ne pas être égaré par les fake news. Les médias tentent de nous supprimer », explique-t-il. La Freedom Biker Church, « l’église de la liberté des motards », est située à York, en Pennsylvanie, qui abrite la plus grande usine de Harley et a voté à 61,5 % pour Donald Trump à l’élection présidentielle. Autant dire qu’ici on prend la route cheveux au vent et la liberté très au sérieux. Par exemple, lors du chant de sortie, le groupe répète: « Mon coeur est libre, pas de chaînes sur moi, Dieu, tu m’as élevé, élevé hors de ma tombe. » Et : « Les murs s’effondrent, yeah, ils s’effondrent. » La première fois que nous sommes venus, le 8 novembre 2020, Joe Biden venait d’être déclaré gagnant, et le pasteur Jim Quoss, longue barbe grise,
avait plaidé pour un audit de l’élection avant de faire tourner la botte de motard qui tient lieu de panier pour la quête. Il ne prêche pas ce dimanche, car il était censé disputer un tournoi de billard. Le propriétaire de la salle a exigé qu’il porte un masque. « Personne ne peut m’y obliger, ça fait partie du plan pour changer les États-Unis, ça commence par les petites choses », assure-t-il. Avant la messe, les fidèles, non-masqués, se retrouvent au bar de l’église. « Chacun prend son risque, être malade fait partie de la vie.» Que le masque devienne obligatoire est l’une des mesures de Biden les plus redoutées. Et, alors qu’on pioche dans les gâteaux en buvant du café, l’invasion du Capitole occupe les conversations.
Le « marigot ». Pour George, responsable de la sécurité de l’église, ancien policier et collectionneur d’armes passionné, tout était planifié. « Au Capitole, d’habitude, on passe des tas de contrôles de sécurité… Et là, ils sont entrés ? C’est que ça sert “leur” récit politique. » Jim, lui, « n’approuve aucune effraction ». Mais : « Toute l’année, on a eu des émeutes de Black Lives Matter et d’antifas, et on nous a dit que c’étaient des manifestations pacifiques. Et là, on “nous” traite de voyous, de criminels… Toute la matinée, il y avait des dizaines de milliers de manifestants à Washington et nos médias ne l’ont pas couvert. Mais quand ils ont envahi le Capitole, c’était partout à la télé. Je comprends la frustration. Personne ne nous écoute. Ces gens peuvent dire qu’ils ont attiré l’attention. » Jim ne dit pas que le moment de la révolution est venu, non. « Une chose est de faire le malin en parlant de prendre les armes, une autre est d’en pointer une sur quelqu’un et de le tuer. » Il dit que le risque de guerre civile n’est pas nul. « Parce que les gens se battent pour des valeurs et que, si le but de tout ça, c’est un pouvoir globalisé et socialiste… »
Ces gens ne sont pas ceux qui ont déferlé sur le Capitole. George, rencontré à des manifestations de Stop The Steal (« Halte au vol de l’élection ») à Harrisburg, puis à Washington, a évité celle du 6 janvier car il redoutait les violences. Mais c’est l’Amérique périphérique, accrochée au 2e amendement (droit de posséder des armes), opposée à l’avortement, favorable à un rôle minimal de l’État, qui a cru trouver en Donald Trump son représentant contre l’élite. Tous, ici, sont persuadés que l’élection a été truquée. Selon un sondage du 10 décembre 2020 de l’Institut de l’université Quinnipiac, 77% des républicains sont d’accord avec eux. Ils sont 70 % – et 34 % des électeurs – à penser que la victoire de Biden n’est pas légitime. « Il ne sera jamais mon président, martèle « Judy », qui refuse de donner son nom, de peur des « représailles sur Facebook . Il fait partie du “marigot” des corrompus, c’est un menteur, un criminel. » Plus inquiétant, selon un sondage YouGov, un Américain sur cinq et 45 % des républicains pensent que l’invasion du Capitole était justifiée, quand 96 % des démocrates la condamnent. Et 52 % des républicains en attribuent la responsabilité à Biden. Il sera donc investi le 20 janvier alors qu’un tiers de la population est persuadé qu’il est aussi légitime qu’un dictateur d’Afrique centrale et qu’une intervention violente pour le déloger est une solution contre la dictature. Le 6 janvier, il suffisait d’observer la marée humaine sur Pennsylvania Avenue, frissonnant par 4 degrés à Washington. Entre les montages représentant Trump en Rambo et les banderoles appelant à l’abolition du Parti communiste chinois ou soutenant les théories complotistes de QAnon figuraient des panneaux dénonçant la tyrannie.
« Le seul président qui ait entamé un mandat dans des conditions aussi difficiles est Franklin Delano Roosevelt », analyse l’historien Rick Perlstein, spécialiste de la droite. En 1933, les États-Unis sont plongés dans la Grande Dépression, avec 25 % de chômage, et Roosevelt fait face à la montée du nazisme. Biden a droit au Covid-19, à une crise économique majeure et à une contestation ouverte de l’extrême droite, plongée dans une post-vérité entretenue par un écosystème médiatique parallèle. Perlstein voit dans les violences une contagion de la politique du Sud. « C’est un trait caractéristique, la résistance à l’autorité fédérale, qui s’est manifesté lors des accès des Noirs à l’école. » Il rappelle l’épisode, en 1957, de Little Rock, dans l’Arkansas, où la foule, appuyée par la garde nationale, empêcha l’entrée de neuf élèves noirs ; Eisenhower envoya l’armée. Ou celui de James Meredith, dans le Mississippi, étudiant noir dont l’inscription à la faculté entraîna des troubles qui firent deux morts et des centaines de blessés, jusqu’à ce que Kennedy déploie les gardes nationaux et l’armée. L’historienne Manisha Sinha appuie : « Quand Joe Biden dit: “Cela ne nous repré
sente pas”, c’est faux. C’est exactement ce que nous sommes. La démocratie a toujours été contestée. » Elle aussi a pensé au Sud en voyant les images, précisément aux milices opposées aux élections de Noirs après la guerre de Sécession. « Il y a chez les conservateurs une tradition anti-étatiste; même lever des impôts est vu comme du socialisme. Ces mouvements sont généralement ignorés, mais Donald Trump leur a donné de l’oxygène politique. »
Manisha Sinha pense que Biden a les outils pour faire face. Car l’après-midi du 6 janvier a éclipsé le petit matin, pourtant décisif : les États-Unis se sont réveillés avec un Sénat démocrate grâce à la victoire de Jon Ossoff et de Raphael Warnock en Géorgie. Si les deux partis sont à égalité pour un vote, la vice-présidente Kamala Harris tranchera. «Avec la présidence, le Sénat et la Chambre des représentants démocrates, Biden pourra agir. Son slogan, “Build Back Better” [« Reconstruire en mieux ») est très consensuel, car il est conscient de l’énorme tâche qui l’attend », résume-t-elle. Il a pour lui une connaissance fine de l’appareil politique, qui se traduit par des nominations soigneusement calculées. Whit Ayres, consultant politique républicain, va plus loin : « Si quelqu’un est capable d’apaiser le pays et d’agir, c’est lui. Il est même le seul : il est centriste, il a battu un candidat de gauche à la primaire, Bernie Sanders, il a des relations avec de nombreux républicains, dont Mitch McConnell, leur chef de file au Sénat. Il n’est pas agressif, comme l’aile gauche démocrate. Et il vient d’un milieu ouvrier, il parle aux cols bleus comme jamais Obama n’a su le faire.» Après le 6 janvier, les républicains y verront « une bouffée d’air frais ». L’aile progressiste démocrate (dont les jeunes élues du « Squad », derrière Alexandria Ocasio-Cortez), favorable, notamment, à la couverture santé universelle que Biden rejette, se concentre pour l’heure sur les poursuites contre les républicains. Ayres suppose que Biden obtiendra la régulation des entreprises du numérique, l’approbation de projets d’infrastructures et de création d’emplois. «Il bénéficiera d’un soutien énorme en ce qui concerne les mesures sur la pandémie, comme la coordination entre États pour distribuer le vaccin, tout sauf l’obligation du masque, ajoute-t-il. Il aura l’excuse que c’est la seule solution pour relancer l’économie. »
Or, nouveauté majeure, Biden bénéficie du soutien des milieux financiers. Les économistes de Goldman Sachs ont augmenté les prévisions de croissance du PIB pour 2021 de 5,9 % à 6,4 %, après la victoire au Sénat, misant sur l’approbation du plan de relance. Et, après le Capitole, les entrepreneurs milliardaires et Wall Street ont ôté leur soutien à Trump. Parmi la pluie de communiqués, l’Association nationale des fabricants, représentant 200 entreprises, qui avait attribué l’an dernier un prix à Ivanka Trump, a pressé Mike Pence d’invoquer le 25e amendement pour démettre Donald Trump. Business Roundtable, une association de PDG, a appelé ■
Nouveauté majeure, Joe Biden est soutenu par les milieux financiers. Car plus que les réductions d’impôt de Donald Trump, les marchés apprécient la stabilité.
«le président et tous les officiels concernés à mettre un terme au chaos et aider à une passation des pouvoirs pacifique ». Bank of America, Wells Fargo, BlackRock, JP Morgan, Goldman Sachs, Apple, Microsoft, Google… ont suivi. Le dirigeant de Blackstone, Stephen Schwarzman, s’est dit « choqué et horrifié ». Al Kelly, le PDG de Visa, a écrit dans un courrier interne : « Absolument aucun fait n’a émergé, depuis l’élection, qui suggère que la victoire de Biden ne soit pas totalement légitime. Chez Visa, nous soutenons les résultats à 100 %. » Bill Ackman, le fondateur et président de Pershing Square Capital Management, a même tweeté : « @realDonalTrump : il est temps que vous démissionniez et demandiez pardon à tous les Américains. » Il y a quelque chose que les marchés aiment encore plus que les réductions d’impôt de Trump, c’est la stabilité.
« Ce qu’ils veulent, c’est la régularité dans les rapports avec la Chine. N’oubliez pas toutes les guerres déclarées à cause des tarifs douaniers », avance le consultant politique Hank Sheinkopf. « Biden va devoir tout reconstruire, après une politique étrangère incohérente, une interaction irréaliste avec la Chine, une diplomatie désorganisée, des professionnels poussés à la démission, déplacés, remplacés par des gens qui n’y connaissent rien. Nos services de renseignement sont devenus inefficaces, nous subissons des cyberattaques auxquelles nous sommes incapables de répondre.» Il estime aussi que Biden est l’homme de la situation. « Il nous faut un gars ennuyeux, normal, qui ne pousse pas les autres chefs d’État pour être sur la photo et nomme des gens qui savent ce qu’ils font. L’Occident l’aidera, parce que c’est dans son intérêt. Et les républicains composeront, après l’abomination du 6 janvier. » Les hurluberlus à cornes du Capitole auraient-ils aidé Biden ?
Cela reste à voir. Colin Clark, directeur de recherche au Soufan Center, qui étudie le terrorisme depuis vingt ans, est très inquiet. « Cela n’avait rien de spontané, c’est le résultat de quatre ans pendant lesquels le chef du monde libre, avec le plus gros haut-parleur du monde, a incité ses partisans à renverser le processus démocratique. » Après l’attaque, il leur a dit dans une vidéo qu’il les aimait… Clark raconte qu’on lui a ri au nez lorsqu’il a alerté sur les milices d’extrême droite, que le FBI considère pourtant comme bien plus dangereux que les antifas. « Rien de tout cela n’était une surprise, ces mouvements ont prévenu», fulmine-t-il. Il suffisait d’écouter la rhétorique, lors des manifestations de Stop The Steal, dès la proclamation de la victoire de Biden. Ou de lire, sur des réseaux comme Parler, les messages évoquant le 6 janvier. Clark redoute qu’il ne devienne une date fondatrice. « Ce n’est que le début, prédit-il. Si 80 % des électeurs de Trump reprennent leur vie mais que 20 % participent à ces événements et qu’on en a un par mois, c’est énorme. Il y a des milices très discrètes, comme les Oath Keepers, qui préparent sérieusement la guerre civile. Aucun autre pays n’a une telle puissance de feu. Même si 95 % ne sont pas une menace, les 5 % restants n’ont qu’à entrer dans une armurerie pour ressortir avec un arsenal. » Les photos d’Ashli Babbitt, tuée au Capitole, circulent déjà sur les réseaux, vivante et souriante ou mortellement blessée. « Ces images rappellent celles de Che Guevara en Bolivie, érigé en martyr, une sorte de saint Sébastien.» Biden devra s’attaquer au problème. « Il faudrait récupérer les armes, ce qui est inimaginable. La seule solution, c’est l’éducation, mais ça prend du temps. »
«Culte du consensus». À court terme, la question des sanctions risque de polluer le début du mandat de Biden, que l’on a vu réticent à poursuivre Trump. Rick Perlstein évoque une théorie politique de gauche : « Chaque fois qu’un président est gracié, la présidence suivante franchit un stade dans l’impunité. » Richard Nixon a été gracié par Gerald Ford pour le Watergate, George H. W. Bush a gracié les responsables du scandale politico-militaire Iran-Contra, Obama n’a sévi ni contre ceux qui s’étaient rendus coupables de torture sous Bush, ni contre les responsables de la crise financière de 2008… « Cela entretient la culture d’une élite à laquelle on ne demande jamais de comptes. Or Biden est un politique conservateur, il a le culte du consensus.» Dans l’immédiat, de nombreux experts redoutent des violences le 20 janvier. Et la pandémie galope, quarante jours après l’élection, à plus de 100000 hospitalisations. Les cent premiers jours de Biden s’annoncent sans pitié ■
« Des milices très discrètes, comme les Oath Keepers, préparent sérieusement la guerre civile. » Colin Clark, spécialiste du terrorisme