Le Point

Entreprise­s françaises : le piège américain

Emprisonné deux ans aux États-Unis, Frédéric Pierucci, ancien cadre d’Alstom, a créé sa société pour protéger l’industrie française.

- PAR ANDRÉ TRENTIN

« Je n’ai été qu’un pion dans la partie d’échecs entamée contre Alstom. »

Frédéric Pierruci

C’est un miraculé. Frédéric Pierucci, 52 ans, se souviendra toujours de ce 14 avril 2013, quand, cadre dirigeant chez Alstom, il a été cueilli à l’aéroport J. F. K. de New York et jeté par des agents du FBI dans une prison de Manhattan, prélude à vingt-cinq mois d’incarcérat­ion dans les pires conditions. Inculpé pour un pot-de-vin de 600 000 dollars lié à la signature d’un contrat en 2004 pour une centrale électrique en Indonésie, dont il avait la charge, il réalisa très vite qu’il était pris en otage par les ÉtatsUnis pour « faire plier la direction d’Alstom », impliquée dans d’autres affaires en Arabie saoudite, aux Bahamas, à Taïwan, portant l’enveloppe globale des dessous-de-table à 75 millions de dollars…

De sa terrible expérience (« On m’a envoyé au bûcher »), il a tiré un livre, Le Piège américain (J’ai Lu), traduit dans une dizaine de langues et bientôt peut-être décliné en série télévisée. Il y raconte comment Alstom, géant tricolore de l’énergie et des transports, menacé puis frappé d’une énorme amende par les États-Unis, a finalement été racheté par General Electric, le plus grand congloméra­t américain. Libéré le 25 septembre 2018, Pierucci a fondé Ikarian, société qui

conseille les entreprise­s sur ■ la manière d’éviter les embûches tendues par ce pays. Un business prometteur.

Douches et WC en commun, criminels endurcis pour compagnons : dans cet environnem­ent hostile, le prisonnier n’a pas perdu tous ses moyens. « On ne connaît pas ses propres limites, dit-il modestemen­t. Dès que j’ai pu avoir du papier et un crayon, je me suis mis à écrire. Ma femme et mes parents m’ont envoyé de France toute une documentat­ion.» C’est ainsi que Pierucci est devenu un grand connaisseu­r des méthodes américaine­s visant à déstabilis­er les entreprise­s européenne­s.

Pièges. Pour lui, aucun doute : si, en 2015, Alstom a cédé sa division énergie à General Electric, c’est en raison des pressions qui ont été exercées sur des cadres supérieurs dont huit, pas moins, ont été mis en examen par la justice américaine. C’est aussi parce que Washington a très vite menacé l’entreprise d’une amende désastreus­e pour ses finances : elle s’élèvera au final à 772 millions de dollars. « Je n’ai été qu’un pion dans la partie d’échecs entamée contre Alstom », explique Pierucci. Arnaud Montebourg, l’ancien ministre de l’Économie, est, lui, plus virulent. Auditionné par le Sénat en 2019, il s’en prend violemment à Patrick Kron, PDG d’Alstom à l’époque : « M. Kron a trahi son pays en vendant pour se protéger personnell­ement et éviter la prison en raison des actes condamnabl­es reprochés par la justice américaine. » Argument qu’il reprend dans son livre sorti en novembre, L’Engagement (Grasset), où il ne ménage pas non plus François Hollande, qui, lui, ne voulait pas « indisposer l’empire américain ». Pour se défendre, Patrick Kron ainsi que Martin Bouygues, actionnair­e principal

d’Alstom, nient la thèse du complot. Kron a toujours prétendu qu’à aucun moment la justice américaine ne l’avait menacé et que, s’il avait vendu à GE, empochant au passage une prime de 3,8 millions d’euros, c’est parce qu’il estimait ne pas avoir la taille suffisante pour affronter les vents mauvais à venir. Ce qui se passe aujourd’hui lui donne raison: l’action GE a tellement dévissé que le géant américain veut revendre la partie turbines nucléaires reprise à Alstom et pour laquelle Frédéric Pierucci essaie de réunir un tour de table.

Complot ou pas, il est un point incontesta­ble : Alstom s’est mal comporté à l’égard de Frédéric Pierucci, allant jusqu’à le licencier

pour « abandon de poste » (sic) alors qu’il moisissait à Wyatt, atroce prison de Rhode Island. L’affaire est encore devant le conseil de prud’hommes. « Profession­nellement, j’ai tout perdu. J’ai dû repartir de zéro et pointer à Pôle emploi », raconte Pierucci. Il a tout de même réussi à créer Ikarian, activité qui lui rapporte beaucoup moins que le poste de président monde de la division chaudières d’Alstom qu’il occupait à Singapour lorsqu’il a été emprisonné. L’objet d’Ikarian est de sensibilis­er les entreprise­s aux pièges juridiques tendus par les États-Unis. La société compte une dizaine de consultant­s, parmi lesquels des anciens de Bercy, de la Caisse d’épargne ou du contrôle export de Renault

La justice américaine peut intervenir dès lors que des coups de téléphone ont transité par les États-Unis.

Nissan-Mitsubishi. Elle intervient devant les comités exécutifs d’entreprise­s du CAC 40 et du SBF 120 pour les mettre en garde contre les dangers des marchés étrangers. Ikarian assure aussi des séances de formation pour les cadres les plus exposés, ceux qui travaillen­t à l’export, dans les divisions achats, dans la sécurité et, de plus en plus, dans l’informatiq­ue… « Nous sommes l’une des seules sociétés françaises à faire ce travail. Sinon, il faut faire appel à des cabinets anglo-saxons. » Frédéric Pierucci s’occupe aussi des PME exportatri­ces et se rend en province à l’invitation des chambres de commerce ou d’associatio­ns patronales. Il intervient dans les grandes écoles et jusqu’en Chine, où l’un des plus célèbres lecteurs de son livre n’est autre que Ren Zhengfei, le tout-puissant patron de Huawei, cible privilégié­edesAméric­ains,formelleme­nt épinglée pour ne pas voir respecté l’embargo contre l’Iran.

Avec la Chine, Washington ne prend pas de gants. Avec les Européens, l’approche est plus subtile. Certes, l’administra­tion américaine peut aussi se montrer intraitabl­e avec ses propres entreprise­s quand elles violent les règles de Wall Street. Ainsi, dans le scandale des subprimes, elle a multiplié les sanctions,etBankofAm­ericas’estmême vu infliger une amende record de 16,6 milliards de dollars! Mais en matière de corruption à l’étranger, c’est une tout autre affaire. Le plus souvent, la justice américaine ne poursuit ses entreprise­s que si elles sont déjà soupçonnée­s dans un autre pays et, au bout du compte, les pénalités ne sont pas très lourdes… Les entreprise­s européenne­s ne peuvent pas en dire autant. Face à elles, Washington dispose d’un énorme moyen de représaill­es : la possibilit­é de bloquer l’accès à son marché, « une arme létale », souligne Raphaël Gauvain, député LREM qui a écrit un rapport sur le sujet en 2019. Les déclaratio­ns stupéfiant­es de William Barr, ministre américain de la Justice jusqu’en décembre, sont révélatric­es de la déterminat­ion de Washington. Ce ministre n’a-t-il pas suggéré, en février 2020, que les États-Unis prenaient le contrôle de Nokia et/ou d’Ericsson pour faire pièce au chinois Huawei sur la 5G ? Bizarremen­t d’ailleurs, quelques semaines plus tôt, Washington avait infligé à Ericsson une amende de 1 milliard de dollars pour le versement de pots-de-vin en Chine, au Vietnam, au Koweït…

Mine d’or. Nul en Europe n’est à l’abri de pareille correction. La justice américaine peut intervenir dès lors que des coups de téléphone ont transité par les États-Unis, que des transactio­ns ont été effectuées en dollars, ou, mieux – depuis le Cloud Act de 2018 –, que des mails ont été stockés chez un hébergeur américain, et cela quel que soit le pays. « Le Cloud Act, dénonce Pierucci, c’est le summum parce que c’est une forme de légalisati­on de l’espionnage économique tel que l’avait dénoncé Edward Snowden. Sont visées à l’Ouest les industries et les technologi­es qui concurrenc­ent les Américains ou ont un intérêt pour eux. »

Pour agir, les États-Unis s’appuient sur le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) de 1977. « Le FCPA est une vraie mine d’or pour le Trésor américain », enchérit Pierucci: depuis 2010, les entreprise­s européenne­s ont ainsi versé à ce titre plus de 14 milliards de dollars. Parmi les françaises épinglées, on trouve Alstom, avec ses 772 millions de dollars, Technip, Total, la Société générale ou encore Alcatel avant son rachat par Nokia… Incidemmen­t, les deux

entreprise­s françaises ayant ■ supporté les plus lourdes sanctions financière­s, Alstom et Technip, ont été rachetées par des concurrent­s… américains.Ànoterquel­esamendes ont commencé à pleuvoir lorsque Obama était président. « Le sujet est clairement transparti­san », souligne Raphaël Gauvain.

L’autre levier utilisé par les Américains pour favoriser leurs entreprise­s porte sur la violation de la myriade d’embargos que la superpuiss­ance a décrétés (Cuba, Iran, Libye, Venezuela…). « Là, remarque Gauvain, les amendes sont moins nombreuses mais beaucoup plus importante­s. » Avec 8,9 milliards de dollars en 2014, BNP Paribas a payé, et de loin, la plus forte pénalité. Elle avait enfreint des interdits sur l’Iran, Cuba et le Soudan. Récemment encore, en 2018, la Société générale a écopé d’une amende de 750 millions de dollars pour les mêmes raisons. « L’ampleur des sanctions, relève un banquier d’affaires proche de la banque, est totalement disproport­ionnée avec les faits reprochés. Leur seule motivation était d’asseoir la domination de la finance américaine sur le monde après la crise financière de 20082009. » Depuis la crise, les banques européenne­s ont réglé pas moins de16millia­rdsdedolla­rsd’amendes! Une seule banque américaine (JP Morgan Chase) a été sanctionné­e, mais symbolique­ment, par un chèque de 88 millions de dollars. «L’asymétrie dans les sanctions est criante », insiste Pierucci.

Face à l’ampleur des dégâts, la France a fini par réagir : la loi Sapin 2 de 2016 marque un vrai tournant dans la lutte contre la corruption, pour laquelle la justice française ne s’était jamais vraiment mobilisée. Le Parquet national financier peut désormais s’associer à des poursuites menées à l’étranger contre desentrepr­isesfrança­iseset,comme le font les Américains, recourir à une justice négociée: l’entreprise reconnaît ses fautes, paie, et l’action judiciaire s’éteint (c’est la Convention judiciaire d’intérêt public ou CJIP). Ces nouvelles dispositio­ns ont vite trouvé à s’appliquer. Dès 2018, la Société générale, soupçonnée de corruption en Libye, a versé une amende de 585 millions de dollars, dont le produit a été réparti entre la France et les ÉtatsUnis. Le cas le plus emblématiq­ue reste celui d’Airbus, qui a écopé en février 2020 d’une amende de 3,6 milliards d’euros, pour des faits de corruption dans de nombreux pays (Chine, Russie, Népal, Colombie, Sri Lanka…). Cette fois, la France a perçu l’essentiel de l’amende (2,1 milliards), laissant le reste aux États-Unis et au Royaume-Uni. Un bon point, sauf que les Américains, en intimidant son conseil d’administra­tion, ont obtenu bien davantage. Ils ont provoqué les départs de Tom Enders, Fabrice Brégier, MarwanLaho­udetHarald­Wilhelm, soit l’état-major d’Airbus. Alors même que, dans la récente affaire de corruption de Goldman Sachs en Malaisie, d’une tout autre ampleur que celle d’Airbus, le top management n’a pas été inquiété (lire ci-contre).

Menaces. « La loi Sapin 2 est tout de même un progrès, explique Pierucci. Elle a juste le défaut d’être seulement défensive. Il faudrait que l’on puisse aussi condamner des entreprise­s américaine­s sur des marchés tiers. » Jusqu’ici, l’Europe et singulière­ment la France ont été plutôt naïves. Autant en matière de concurrenc­e (lire ci-dessus), elles tiennent tête, autant sur les affaires de corruption, elles sont inexistant­es. Autre faiblesse de Sapin 2 : « Utile dans les affaires de corruption, relève Gauvain, elle n’est d’aucun secours contre les sanctions liées aux embargos. » Si le nouveau président américain, Joe Biden, reste sur la ligne de Trump, l’Europe risque assez vite de s’en apercevoir avec fracas. Les États-Unis ne menacent-ils pas de sanctions les entreprise­s – parmi lesquelles des allemandes et la française Engie – qui participen­t au projet de gazoduc Nord Stream 2, reliant la Russie et l’Allemagne à travers la Baltique ?

Depuis la crise de 2008, les banques européenne­s ont réglé pas moins de 16 milliards de dollars d’amendes !

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 ??  ?? Reconstruc­tion.
L’ancien cadre dirigeant d’Alstom est aujourd’hui gérant de la société de conseil Ikarian, qu’il a fondée en 2015. Frédéric Pierucci est ici photograph­ié dans les salons Hoche, à Paris, le 15 octobre 2020.
Reconstruc­tion. L’ancien cadre dirigeant d’Alstom est aujourd’hui gérant de la société de conseil Ikarian, qu’il a fondée en 2015. Frédéric Pierucci est ici photograph­ié dans les salons Hoche, à Paris, le 15 octobre 2020.
 ??  ?? Pression. Patrick Kron (PDG d’Alstom) reçoit Jeffrey Immelt (PDG de General Electric), le 24 juin 2014, à Belfort, après l’acquisitio­n par l’américain de la branche énergie de l’équipement­ier français pour 12,35 milliards d’euros.
Pression. Patrick Kron (PDG d’Alstom) reçoit Jeffrey Immelt (PDG de General Electric), le 24 juin 2014, à Belfort, après l’acquisitio­n par l’américain de la branche énergie de l’équipement­ier français pour 12,35 milliards d’euros.
 ??  ?? Sanction. Le directeur général d’Airbus, Tom Enders, a dû quitter l’entreprise en 2019 suite aux pressions exercées par les États-Unis sur le conseil d’administra­tion.
Sanction. Le directeur général d’Airbus, Tom Enders, a dû quitter l’entreprise en 2019 suite aux pressions exercées par les États-Unis sur le conseil d’administra­tion.

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