Le Point

Affaire Duhamel : l’inceste et le rapport à la loi

Alors que le constituti­onnaliste Olivier Duhamel est accusé d’abus sexuels sur son beau-fils lorsque celui-ci était adolescent, le psychanaly­ste Jean-Pierre Winter rappelle que l’abuseur incarne souvent l’autorité.

- FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

L’affaire Duhamel est riche d’enseigneme­nts. La première réflexion qui vient à l’esprit concerne ce paradoxe : dans son livre – La Familia grande (Seuil) –, Camille Kouchner décrit un homme qui commente dans la sphère médiatique les lois de notre régime politique, qui dit le licite et l’illicite de notre action publique, mais qui aurait transgress­é en privé le tabou majeur. Paradoxe apparent, répond le psychanaly­ste Jean-Pierre Winter. « Ce qui est en jeu est bien la loi, ou plutôt le rapport à la loi, la manière de la tourner en dérision. Pourquoi choisit-on d’être juriste quand on est livré à des passages à l’acte qui sont antisociau­x ? S’agit-il d’une barrière ou d’un masque ? » Masque pour écarter les soupçons. Barrière pour canaliser les fantasmes dangereux que l’on sent circuler en soi. ■■■

■■■ On met le doigt sur le clivage dont l’homme est parfois affecté : « On peut vouloir organiser la vie sociale, la diriger, s’y imposer, et être animé d’un profond désir d’anarchie. » C’est le syndrome du citoyen au-dessus de tout soupçon. Les rigoristes se recrutent souvent chez les transgress­eurs : souvenons-nous de l’affaire Cahuzac, ministre des Finances doté d’un compte en Suisse. Les transgress­eurs en font souvent trop dans le sens de la loi.

De là cette constatati­on : des conduites en privé qui infirment des propos ou des comporteme­nts publics. « Il n’est pas interdit d’avoir des fantasmes, certains peuvent être dits, reconnus, mais la question majeure est : comment va-t-on faire pour résister à des fantasmes antisociau­x ? » Et Winter de citer Camus. « Un homme, ça s’empêche », en complétant toutefois : « Ça s’empêche de réaliser des fantasmes antisociau­x. » Pendant plus d’un an, Olivier Duhamel aurait assouvi le sien sur la personne de son beau-fils. Le père naturel semblait s’être effacé ; la mère, affectée par le suicide de ses deux parents, semblait s’être effondrée. Dans ce contexte de basses eaux, Duhamel a incarné, à l’intérieur comme à l’extérieur, le discours de la loi. Une situation classique dans les cas de transgress­ion pédophile ou incestueus­e : l’abuseur y tient souvent un rôle légal, d’autorité. « Dans l’Église, c’est celui qu’on appelle “mon père” ; en sport, c’est l’entraîneur qui énonce la règle du jeu, pousse à la performanc­e ; à l’école, l’instituteu­r… »

La matrice OEdipe. La loi, donc. Sa mascarade. Son saccage, alors même qu’elle est rappelée ailleurs, enseignée par celui qui la contourne. Dans la Bible, rappelle Winter, l’inceste n’est pas mentionné dans les dix commandeme­nts, ou ce qu’il faudrait renommer, selon le terme hébreu devarim, les dix « paroles ». Car le fait qu’on parle, qu’il y ait chez l’homme du signifiant pose la loi. Pas de loi sans langage. L’inceste ne figure que dans le Lévitique, qui découle des tables de Moïse. Que dit-il ? « Tu ne dévoileras pas la nudité de ta mère […], de ton père, de ta soeur, de ton frère. » Le texte s’adresse à l’enfant. Voilà pourquoi il n’est pas un interdit, un texte de loi qui s’applique à un sujet de droit – ce que n’est pas l’enfant –, mais un tabou. « Qui dit transgress­ion du tabou dit sanction automatiqu­e, magique, névrotique. » Dans le cas, matriciel pour notre civilisati­on, de l’enfant OEdipe, qui couche avec sa mère, la sanction est la peste.

« La transgress­ion de l’inceste a des effets sociaux, collectifs, voilà pourquoi nous parlions de fantasme antisocial », interprète Winter. On en revient au texte fondamenta­l de Freud

Totem et Tabou : le tabou de l’inceste est le fondement de la société. Il marque l’entrée de l’homme dans la culture ou, plus exactement, « la superposit­ion de la culture à la nature, l’arrachemen­t à la nature ». D’où notre sidération qu’il se déroule dans les sphères les plus cultivées de la société. D’où aussi l’ébranlemen­t majeur que constitue l’inceste, qui sape la part d’humanité : « Pour s’édifier comme homme, pour cesser d’être un enfant, nous rappellent le Lévitique comme OEdipe, il faut renoncer à son père, à sa mère, c’est le principe de castration. » L’abuseur, l’incestueux est quelqu’un qui n’a pas renoncé, qui est resté un enfant. Et Winter de citer Lacan, pour qui l’inceste signifie revenir dans le ventre de la mère. La régression ultime, l’abolition du temps. L’inceste brise la chaîne du temps, la transmissi­on des génération­s, voilà pourquoi, aussi, il remet en question le cours de la société.

Le livre de Camille Kouchner a aussi braqué à nouveau les projecteur­s sur un milieu très libéral de moeurs, où enfants et adultes se promenaien­t nus, parfois photograph­iés. On repense aux petites annonces pédophiles qui paraissaie­nt dans Libération, à cette pétition défendant les relations entre adultes et enfants, lancée en 1977 par Gabriel Matzneff, signée par Sartre, Beauvoir, Aragon, Jack Lang ou Kouchner. Dans la « familia grande » des Kouchner-Duhamel-Pisier, on était très engagé à gauche. Nourri au lait de Castro et à la pensée de Foucault, pour qui toute punition était une oppression bourgeoise.

Simple permissivi­té comme on se plaît à le dire ? « Un certain type de transgress­ion, corrige Jean-Pierre Winter, dont la première, la généralisa­tion de l’impudeur : on refuse aux enfants la constituti­on de leur identité. La pudeur est ce premier rapport à la loi qui permet une constituti­on de l’intériorit­é et de l’extériorit­é. » Rapport brisé de manière d’autant plus perverse, selon Camille Kouchner, qu’il était enfreint, dans ce bouillon de culture progressis­te, au nom de la liberté. Toute époque se construit sur des discours rationnels : cette époque-là, dans ce camp-là, avait condamné la pudeur, épinglée comme bourgeoise, morale, antinature­lle… L’époque, cache-sexe des baby-boomeurs débridés rattrapés sur le tard par la patrouille, n’est en rien une excuse. Ce discours, pour Winter, « masquait une jouissance à voir, un voyeurisme. Or les enfants vivent déjà cela comme un viol de leur intimité ». Que peut dire, que peut faire l’enfant ? Parler ? Qui aurait pris en compte sa parole, dans un milieu d’adultes où l’impudeur faisait force de loi ? Impudeur dont le psychana

« Le tabou de l’inceste est le fondement de la société. Sa transgress­ion est apocalypti­que. » Jean-Pierre Winter

lyste fait le fondement même de l’inceste, renvoyant au mot du Lévitique caractéris­ant celui-ci: «dévoilemen­t». En hébreu, ce mot se dit « apocalypse ». « La transgress­ion de la pudeur est apocalypti­que et déjà incestueus­e. »

La famille, royaume du non-dit. Dans les familles, la perversion est souvent globale et n’est pas seulement du côté de l’abuseur. Quant au poncif d’une époque qui aurait « voulu ça », formule ignoble pour suggérer un permis d’abuser, Winter rappelle que l’inceste, à l’origine de l’humanité, présent de tout temps, est tout sauf une question d’époque. L’inceste, ça ne se discute pas, ça ne se négocie pas. Dès lors, comment comprendre la réaction d’une mère, Évelyne Pisier, qui, apprenant la vérité, aurait répondu à sa fille, Camille Kouchner : « Des fellations ? Ce n’est pas du sexuel, ce n’est pas de la sodomie. » « On songe à cette question d’Ardisson : “Et sucer, c’est tromper ?” Voilà une leader féministe, qui incarne le castrisme, le socialisme, et qui ose tenir à sa fille un propos des plus machistes. À quoi croyait-elle vraiment ? » Il n’est pas anodin que ce soit sa disparitio­n, en 2017, qui ait autorisé l’écriture du livre.

Le dernier point concerne cette prise de parole de Camille Kouchner. Jumelle du frère abusé, miroir inversé de ce frère, elle a verbalisé, brisé le silence censé préserver le noyau familial, sa renommée, son intégrité. Face à la « meute » extérieure, il fallait préserver la famille, royaume du nondit. C’est dire si l’on devinait que l’acte commis était antisocial. On pourrait mettre ce livre sur le compte d’un différend entre génération­s : celui, classique, des enfants convoquant à la barre des parents pour le procès d’une époque qu’ils ont subie et qu’ils vomissent. Historicis­er à outrance serait réduire la portée de cette parole. On pourrait aussi évoquer un tropisme actuel pour le grand déballage, un #MeToo familial, tant le secret de famille a bonne presse. Ce serait se tromper sur le sens de la parole, souvent perdu aux dépens d’une logorrhée exhibition­niste. Pourquoi celle de Camille Kouchner est-elle une vraie parole ? Parce qu’elle renvoie l’abuseur au réel, lui qui, selon Winter, aurait imposé son imaginaire au réel, faisant passer avant toute chose son droit à la jouissance.

À rebours, on évoque aussi souvent le silence des victimes. Mais de quelle nature est-il ? « Il faudrait parler plutôt de honte. La honte qu’a l’enfant d’une obscure connaissan­ce de la transgress­ion du tabou. La honte aussi qu’il éprouve pour l’abuseur qui s’est déshumanis­é, désidéalis­é. » L’abuseur n’est plus un homme et l’enfant a honte pour ce père qui cesse d’être père, comme Primo Levi dévoilait aussi, dans Si c’est un homme, sa honte pour des bourreaux ayant perdu à ses yeux leur statut d’être humain. Comment se reconstrui­re ensuite ? Camille Kouchner, devenue avocate, l’a fait sans doute avec la loi et ce livre. Il n’est pas anodin que son frère se soit passionné pour la physique et ses lois intangible­s, impossible­s à transgress­er ■

 ??  ?? Jean-Pierre Winter Psychanaly­ste. Dernier ouvrage paru : « L’Avenir du père. Réinventer sa place ? » (Albin Michel).
Jean-Pierre Winter Psychanaly­ste. Dernier ouvrage paru : « L’Avenir du père. Réinventer sa place ? » (Albin Michel).
 ??  ?? Accusatric­e. Camille Kouchner, avocate, autrice de « La Familia grande ».
Accusatric­e. Camille Kouchner, avocate, autrice de « La Familia grande ».
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Accusé. Olivier Duhamel, politologu­e et constituti­onnaliste.

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