Gabriel Martinez-Gros : « L’Islam voyait les croisés comme des barbares »»
L’arrivée des Francs, incompréhensible aux yeux des Arabes, ne fut qu’un détail pour l’Empire islamique, confronté à d’autres invasions, explique l’historien dans « De l’autre côté des croisades » (Passés composés).
Des croisades, nous avons encore, hélas, une vision qui sent le vieux manuel et l’encaustique : de preux chevaliers partis en pèlerinage armé pour délivrer les Lieux saints au nom d’une chrétienté requinquée. Mais, en face, comment a-t-on vécu ce déferlement ? Professeur d’histoire du monde musulman à l’université Paris-10, Gabriel Martinez-Gros propose un renversement de la perspective avec la fresque d’un monde islamique en déliquescence, pris en tenailles entre de multiples invasions. Le résultat est passionnant et nouveau. Les islamistes, les tiers-mondistes jettent les croisades à la figure d’un Occident coupable. Méconnaissance de l’Histoire. Mais, si nous ne sommes pas coupables, notre orgueil, on le verra, en prend un coup. Son dernier ouvrage, De l’autre côté des croisades, aux accents parfois braudéliens, s’inscrit d’emblée comme l’un de ces livres qui ouvrent l’horizon.
Le Point : Quelles mutations vit ce Moyen-Orient où les Francs arrivent vers 1100 ?
Gabriel Martinez-Gros : Tout d’abord, l’effacement du califat, hégémonique depuis les débuts des conquêtes arabes au VIIe siècle.
L’Islam s’est longtemps pensé comme un empire. Son unité a été mise à mal par des sécessions et querelles de grandes familles, mais elle s’est maintenue jusque vers 1050. L’arrivée des Turcs seldjoukides, qui s’emparent de Bagdad, efface le califat comme principale institution politique, au profit du sultanat. Pour schématiser, les Turcs prennent la tête politique de l’Islam, les Arabes étant cantonnés au pouvoir religieux. La seconde mutation majeure est l’effondrement de l’est de l’Empire islamique, sous l’effet des invasions turques, puis mongoles au XIIIe siècle, provoquant un affaissement de l’Irak, de l’Iran, et un déplacement du pouvoir d’abord vers la Syrie, puis vers l’Égypte. En 1250, le centre de l’Islam est au Caire.
Pourquoi les historiens arabes Ibn al-Athir (11601233) et Ibn Khaldoun (1332-1406) considèrent-ils les croisades comme des invasions barbares ?
Ils ont une vision d’empire. Les Turcs et les Arabes ne voient pas ces chevaliers francs comme les sujets d’un autre empire, mais tout juste comme des mercenaires d’un demi-empire qu’ils ont appris à connaître, l’Empire byzantin de Constantinople. Or le gros problème de l’Empire islamique, c’est qu’il subit à peu près au même moment l’invasion berbère au Maghreb, celle des Francs au nord et celle des Mongols à l’est. C’est son affaiblissement qui provoque la simultanéité de
ces trois invasions.
Quelles origines les Arabes prêtent-ils aux croisades ?
Ils ne comprennent d’abord pas l’idée de croisade. Tout juste voient-ils les Francs comme de lointains héritiers des Romains. La vision évolue avec Ibn Khaldoun, pour qui la tête de l’Occident n’est plus l’empereur byzantin, affaibli, mais le pape. Il s’intéresse aussi à Saint Louis, le « raydifrans » – il est l’un des premiers à employer cette expression de « roi de France », car il conçoit qu’il y a là, en France, qui mobilise tant de troupes et de ressources, un empire en formation. Mais il ne saisit pas ce que Saint Louis vient faire, car un grand roi est un souverain immobile au centre de son empire, qui est au centre du monde. Qu’est-il venu faire en Égypte ou à Tunis sur les « planches » de ses navires ?
L’objectif des Lieux saints ne leur semble donc pas évident ?
Dans leur logique d’empire, ils perçoivent plutôt que les Francs, mercenaires byzantins, visent le centre, Constantinople, cible qui sera atteinte avec la quatrième croisade et le sac de la ville en 1204. Jérusalem n’est un objectif central pour l’Islam qu’entre 1150 et 1200. Après cette date, tout le monde s’en désintéresse au profit de l’Égypte ou de Constantinople, même les Francs dans une certaine mesure. En 1219, lors de la cinquième croisade, quand les Francs prennent Damiette, le grand port égyptien, les successeurs de Saladin leur offrent Jérusalem en échange.
Quand la notion de djihad émerge-t-elle ?
Sous Saladin, qui règne entre 1174 et 1193, elle devient essentielle, en raison de la faiblesse militaire qui affecte sa
dynastie, dont le centre du pouvoir est en Syrie. La violence armée de l’empire a toujours été puisée dans ses marges turques du Nord-Est, vers l’Asie centrale. Or, après 1150, ces routes d’approvisionnement en guerriers sont bloquées, en raison de l’approche des Mongols. Alors on compense la faiblesse militaire par une motivation idéologique.
Si les Arabes voient leur victoire comme le signe de leur supériorité, la vraie raison est-elle ailleurs ?
On la trouve notamment dans la démographie. Très peu de Francs sont venus s’installer dans les terres conquises en Syrie-Palestine, alors qu’au même moment les Européens colonisent de manière massive l’Espagne et la Sicile, où ils réduisent à rien la présence musulmane.
Vous réfutez bien sûr la vision islamiste des croisés violents qui auraient fondu sur un Islam pacifiste…
Avant que les islamistes ne s’en emparent, ce fut d’abord une vision tiers-mondiste, nassérienne, baasiste, où Saladin apparaît comme le grand héros arabe. Dans cette vision, le monde arabe était un paradis qui fut souillé par l’Occident, par quintessence violent. C’est passer sous silence l’effondrement de l’Empire islamique.
Si l’Occident n’est pas coupable, il doit accepter toutefois d’être marginal dans cette histoire.
Ibn Khaldoun, dans sa Chronique universelle, accorde très peu de place aux croisades, et beaucoup plus, par contre, aux invasions mongoles, qui exterminent tout sur leur passage pour finir par dévaster Bagdad en 1258. S’il fallait retenir une date, c’est bien celle-là, car elle marque la fin de l’Islam classique. On l’a beaucoup atténuée, euphémisée depuis quelques décennies pour écarter l’idée qu’ensuite l’Islam n’avait plus rien apporté au monde. De fait, cette date marque le naufrage durable de l’Iran et de l’Irak.
Si l’on compare les récits occidentaux et arabes des croisades, que ressort-il ?
En Occident, l’histoire de cette période a été écrite au XIXe siècle, où les croisades apparaissent comme le début de l’essor européen. On assiste à la reconquête de l’espace méditerranéen, grâce à l’activité des cités italiennes, qui retissent un réseau d’échanges. C’est aussi une première Renaissance, car l’Occident récupère la science grecque, aux mains des Arabes depuis de nombreux siècles. Du côté arabe, l’écriture a lieu au XXe siècle, pour dire au contraire : « Vous voyez, l’Occident nous a tout pris. » Une mainmise qui prépare la colonisation. Ce discours, mis en place par les Frères musulmans en Égypte dès 1930, est d’autant plus efficace qu’on rappelle que, à la fin, les Francs ont échoué.
Les Arabes oublient les destructions mongoles…
Si la Chine venait à menacer la sphère islamique, il n’est pas impossible que ce récit resurgisse. Pour l’heure, l’alliance Chine-Pakistan contre l’Inde et les liens profonds entre le Pakistan et la Turquie font que le vieil ennemi demeure les Francs. On voit par là qu’Erdogan suit le récit traditionnel des tiers-mondistes ■
« L’idée que des croisés violents ont fondu sur un islam en paix fut d’abord tiers-mondiste avant d’être islamiste. »