Après la mort de la vérité, celle de la démocratie ?, par Kamel Daoud
L’assaut inouï du Capitole, à Washington, montre comment le populisme conquérant peut emporter la démocratie imparfaite et nourrir une dictature parfaite.
Il y a quelques années, une célèbre journaliste française posa à l’auteur la question, d’actualité à l’époque, sur la fragilité de la démocratie tunisienne. Le chroniqueur en fut surpris : d’où venait à son interlocutrice l’idée que la démocratie en Occident est solide et impossible à renverser ? D’un préjugé positiviste ancien: on va fatalement vers le mieux, en mode linéaire, ascendant, se dégageant résolument de la barbarie ancienne vers l’utopie finale du droit et de la justice. La grimace est difficile à maîtriser face à tant de candeur supérieure. La démocratie, partout dans le monde, est une fleur fragile, délicate, et qu’un simple embouteillage sur un périphérique de la capitale d’un pays occidental peut souffler.
Elle n’est en rien irréversible, ce que l’Amérique de Donald Trump vient de prouver.
On y a vu ce qu’on voyait dans les dictatures, les « républiques bananières » ou autres
États autocratiques. Car nous avons bien connu ce genre d’individus qui prend le pouvoir et ne veut plus le lâcher : Kadhafi, Bachar el-Assad, Ben Ali, Ali Abdallah Saleh (au Yémen), et tant d’autres. L’air arrogant, l’index assassin, la mine surprise face aux révoltés sous le balcon du palais (« Mais vous êtes qui ? » hurla le colonel libyen à ses derniers jours). Et nous avons connu aussi leurs manoeuvres, leurs ruses, leurs mensonges et leurs milices. Faut-il donc moquer les États-Unis, comme le font certains, frustrés face à l’Occident et si heureux aujourd’hui de voir ce retournement de situation ? Oui, mais c’est stérile et inutile. La dictature ne fait pas rire et les populismes conquérants ne sont plus, désormais, une spécificité culturelle ni une identité géographique. Internet et les réseaux sociaux en généralisent la menace. On risque tous d’y passer.
Loin de rire de l’Amérique, on comprend ce que l’assaut du Capitole autorise désormais: faire de même, impunément, menacer, détruire, diviser un pays, nourrir la possibilité de la guerre civile. Si l’Amérique le fait, c’est que rien ne l’empêche désormais. Nos dictateurs du Sud ne vont pas l’oublier de sitôt. Ils ont désormais des modèles « démocratiques ». Et c’est là que revient la question : il ne s’agit plus de savoir ce que les démocraties peuvent faire pour « nous » – et elles peuvent beaucoup –, mais aussi ce que nous, au « sud », pouvons faire pour les démocraties. Les alerter sur les illusions, les prévenir, y déjouer les mirages du populisme et leurs coûts.
Ceux qui nourrissent le populisme, en Occident, contre les démocraties dénoncées, ont là l’occasion de voir ce vers quoi mène cette illusion enthousiaste. La démocratie actuelle est à parfaire ? Oui, mais encore une fois, pas à détruire au nom de la colère, de la justice utopique ou de la rancune. Mieux vaut, en l’état, un État de droit qui boite qu’un fascisme qui court.
Ce populisme que les réseaux ont réinventé (oui, ce sont les réseaux qui sont aujourd’hui les arbitres politiques aux États-Unis, entre Trump et les démocrates), que les identitaires réclament, que les décoloniaux nourrissent et que certains exilés du Sud, installés au nord, veulent raviver au nom de leur malaise et de leurs malheurs, ce populisme a un coût catastrophique. Il va emporter la démocratie imparfaite et nourrir une dictature parfaite. Rien n’est acquis en droit et rien n’est irréversible dans un État de droit. Avis donc aux colériques faciles, aux exilés donneurs de leçons, aux théoriciens de l’effondrement jouissif et aux pseudo-« guévaristes » numériques. Voilà ce qui arrive lorsqu’on confond lutter et détruire, la naïveté et la lucidité : on piétine la plus grande démocratie et on fait rire la plus petite dictature. Invasions barbares « internes » ■
Mieux vaut un État de droit qui boite qu’un fascisme qui court.