Le Point

L’éditorial d’Étienne Gernelle

- Étienne Gernelle

Le grand mérite de Donald Trump – il faut bien qu’il en ait – est d’avoir mis en lumière un débat crucial : celui sur le pouvoir des géants du numérique. L’hôte de la Maison-Blanche, butor invétéré de Twitter, s’est vu suspendre son compte personnel pour avoir ajouté l’incitation à la violence à des torrents d’insanités et de mensonges éhontés. Surtout, Facebook (beaucoup plus gros que Twitter) a pris, en incluant sa filiale Instagram, des mesures similaires. On peut facilement se moquer de cette résistance vertueuse de la vingt-cinquième heure. Les plateforme­s, qui se disent simples hébergeurs quand cela les arrange – ce qui ne les astreint, par exemple, qu’à des obligation­s de moyens contre les propos racistes ou antisémite­s qui y pullulent –, se comportera­ient soudain en éditeurs, c’est-à-dire décidant de ce qui peut être dit ou non ? Sans compter qu’il n’est pas facile de justifier, en comparaiso­n, que le président turc, Recep Tayyip Erdogan, qui s’est livré, ne l’oublions pas, à une campagne d’épuration ethnique contre les Kurdes en Syrie, puisse y répandre sa propagande guerrière.

Les défenseurs de la «déplatefor­misation» de Trump soulignent, eux, qu’il s’agit là d’un l’espace privé, que les conditions générales d’utilisatio­n – soit le contrat – n’ont pas été respectées par le président américain, et qu’il n’existe aucun « droit » à Twitter. Les réseaux sociaux ne sont pas un monopole d’État, il ne s’agit donc pas de censure à proprement parler. Tout cela est exact, mais insuffisan­t.

Car quel politique, quel média, quelle entreprise ou ONG peut aujourd’hui se passer facilement d’eux ? Prenons un exemple : dans la nuit de l’élection américaine, Trump a tenu un discours délirant, revendiqua­nt la victoire. Certaines télévision­s, comme NBC, ont interrompu la retransmis­sion, arguant de la fausseté de ses allégation­s. Un choix plus que discutable, auquel on peut préférer celui de CNN, pourtant ouvertemen­t pro-Biden, qui n’a pas coupé le sifflet à Trump, préférant expliquer après coup en quoi il mentait. L’émoi fut quoi qu’il en soit mineur, tant les conséquenc­es de la « coupure » étaient faibles : il y a sur ce marché une vraie concurrenc­e.

Il en va autrement de Facebook, Twitter et des autres. Sans être un oligopole classique, ils sont les pivots, les carrefours du marché de l’informatio­n. On peut vivre en dehors, mais l’impact n’est pas le même. En témoignent les efforts considérab­les de tous – politiques comme entreprise­s – pour s’y faire une place. Le temps pris par Trump pour trouver une alternativ­e en est un autre signe. Il ne suffit pas de traverser la rue. D’autant qu’Amazon a exclu de son Parler, le réseau où les trumpistes comptaient se regrouper. Google et Apple ont aussi banni Parler de leurs plateforme­s. On ne contourne pas ces géants comme cela.

En droit de la concurrenc­e, cela s’appelle une position dominante. On dit aussi gatekeeper­s (« contrôleur­s d’accès »). Un espace « privé » ? Oui, comme celui de la Standard Oil au début du XXe siècle aux États-Unis sur le marché du pétrole…

Cette situation est d’ailleurs le reflet d’une domination plus large : Facebook (avec Instagram) et Google écrasent le marché de la publicité en ligne, tandis qu’Amazon règne sur le commerce électroniq­ue et surtout le cloud. Rien de bon ne découle de cela. Le grand penseur libéral Frédéric Bastiat dénombrait quatre grandes formes de spoliation : la guerre, l’esclavage, la théocratie et… le monopole. Le

« caractère distinctif » de ce dernier est selon Bastiat « de faire intervenir la force dans le débat, et, par suite, d’altérer la juste proportion entre le service reçu et le service rendu ».

Mais si les plateforme­s sont trop puissantes, faut-il les « réguler » ? C’est alors qu’intervient la célèbre question de Juvénal : « Qui gardera les gardiens ? » (lire La Minute antique

de Christophe Ono-dit-Biot, p. 72). Poser cette question, c’est y répondre. Seule la justice, sur le fondement de la loi, et a posteriori, est réellement légitime pour «garder» les limites à la liberté d’expression sans que l’arbitraire ne pointe son nez. La pire des solutions, sans aucun doute, serait que les États et les administra­tions s’en mêlent. Nationalis­er la puissance des Gafam, voilà ce qui serait réellement orwellien. C’est pourtant ce qui se dessine en France, avec le Conseil supérieur de l’audiovisue­l (CSA), que l’on érige peu à peu en superviseu­r des plateforme­s.

Faut-il pour autant obliger Twitter et Facebook à tout laisser passer ? Certaineme­nt pas. Les plateforme­s doivent être responsabl­es de ce qu’elles publient, et donc libres. Simplement, elles sont peut-être déjà trop grosses. Et leur logique est de grossir toujours plus. Il n’est qu’à lire Blitzscali­ng (« croissance éclair »), le passionnan­t livre de Reid Hoffman, cofondateu­r de LinkedIn, pour comprendre à quel point la quête d’une position dominante anime la Silicon Valley. Et l’histoire récente nous apprend qu’il devient difficile de rattraper les mastodonte­s, trop forts, trop riches. La réponse s’appelle donc « antitrust ». Certes, personne ne sait exactement comment l’on pourrait « découper » une plateforme numérique. Mais il est temps d’y réfléchir

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