Le Point

La chronique de Patrick Besson

- Patrick Besson

Je me souviens du restaurant. On y allait à midi, ou le soir. On y déjeunait seul, ou à plusieurs. On y dînait à plusieurs, ou seul. À table, on parlait de littératur­e, de politique, d’amour ou de contrats. Beaucoup de restaurant­s ouvraient tous les jours, midi et soir. D’autres ne servaient que le midi ou que le soir. À l’entrée de l’établissem­ent, un homme nous souriait. Ou c’était une femme. Elle souriait aussi, mais moins. Quand c’était la propriétai­re, elle souriait plus qu’un homme qui n’était pas le propriétai­re. On avait réservé une table. Loin des W.-C. et des dessertes, pas trop près de l’entrée. Celle-là se tenait prête, sous sa nappe blanche, à nous recevoir. Mon souvenir le plus fort de ma première visite de Rome en été 1974, à 18 ans : l’éclat des nappes blanches dans les trattorias les plus modestes de la ville.

On nous apportait le menu. Ce détenu tout juste libéré de la Santé et qui, dans le restaurant en face de la prison, commande toute la carte et la mange : la meilleure scène de La Grosse Caisse (Alex Joffé, 1965). Le menu était un court – ou un long – poème. En vers blancs. Du coup, on prenait un verre de blanc. On évitait les hors-d’oeuvre pour ne pas grossir, mais on grossissai­t quand même, parce qu’on mangeait un dessert. Pour le vin, j’ai eu trois périodes : deux bouteilles à deux (1980-1990), une bouteille pour deux (1991-2015) et un verre chacun (de 2016 jusqu’à nos jours). Le bourgogne, le champagne et le rosé m’étant interdits, je me saoulais au bordeaux, plutôt le midi. Le soir, j’allais moins dans les restaurant­s, alors je restais à l’eau. Quand le gouverneme­nt les a fermés je me suis résigné à boire du bordeaux le soir. Ce ne fut pas de gaieté de coeur. Le vin n’a pas le même goût au restaurant qu’à la maison. Il est plus aérien. Moins lourd. Peut-être parce qu’on a échappé à l’ennui de déboucher la bouteille.

Dans les restaurant­s, il y avait des gens et on entendait leurs conversati­ons. C’était une espèce de pièce radiophoni­que avec bruits de fourchette­s. Les gens disaient du mal de tout le monde, sauf de la personne qui déjeunait avec eux. J’ai longtemps eu comme principe de ne dire du mal de quelqu’un qu’en sa présence. J’ai dû y renoncer avec le temps et la minceur de plus en plus déprimante de mon carnet d’adresses.

Je ne me rappelle pas le jour où j’ai cessé d’aimer les frites. C’était sans doute au restaurant, car on ne mange pas de frites à la maison, en tout cas aucune de mes trois épouses ne m’en a jamais servi. Et cette passion toute récente pour les haricots verts, comment l’expliquer ? Longtemps je me suis privé d’escargots, car c’était une entrée, jusqu’à ce que je comprenne qu’on pouvait les prendre comme plat principal. C’était quelques mois après le premier confinemen­t. Je ne me doutais pas, alors, que je serais privé d’escargots pendant plusieurs mois. Car, à l’instar des frites, les escargots ne se mangent pas au domicile familial. À cause de l’odeur et aussi parce que plus personne n’a le temps de mélanger le beurre, l’ail et les fines herbes.

Il n’y a pas assez de poivre dans la sauce d’un pavé au poivre et aucun restaurate­ur n’a jamais réussi à m’expliquer pourquoi ■

« Dans les restaurant­s, il y avait des gens et on entendait leurs conversati­ons. C’était une espèce de pièce radiophoni­que avec bruits de fourchette­s. »

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Le goût léger du verre de vin.

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