Le Point

Nacira Guénif-Souilamas : « Être blanc, ce n’est pas qu’une couleur de peau, c’est un statut politique »

Cette universita­ire, proche des Indigènes de la République, défend la démarche du mouvement décolonial.

- PROPOS RECUEILLIS PAR CLÉMENT PÉTREAULT

Considérée comme l’une des théoricien­nes du mouvement décolonial français, Nacira Guénif-Souilamas a accepté de répondre au Point. Sociologue et anthropolo­gue, cette professeur­e à l’université Paris-8 est proche du Parti des indigènes de la République (PIR) et défend la nécessité de faire progresser le champ des études décolonial­es à l’université.

Le Point: Comment définissez-vous la pensée décolonial­e?

Nacira Guénif-Souilamas:

C’est un champ dans lequel la question est de savoir comment sortir de la colonialit­é du pouvoir, d’un ordre colonial, qui n’a pas disparu avec la fin des empires coloniaux, mais qui s’est reconfigur­é et continue d’agir, notamment à travers l’ensemble des stratégies capitalist­es extractivi­stes, qui conduisent à la surexploit­ation des humains, des ressources et au changement climatique. Il y a là une persistanc­e de hiérarchie­s à la fois sociales et politiques fondées sur une assignatio­n raciale des humains. La pensée décolonial­e vise à articuler ces paramètres qui sont, dans la pensée occidental­e, séparés.

Le mouvement décolonial dénonce régulièrem­ent le sexisme et le caractère patriarcal de la société… mais ne dénonce jamais les patriarcat­s imposés par les monothéism­es. Cela ne vous semble-t-il pas paradoxal?

Toute la question est de savoir quelles sont les forces patriarcal­es les plus hégémoniqu­es et les plus prédominan­tes dans leur imposition! Actuelleme­nt, le patriarcat s’exerce à travers toute une série d’autorités. Prenons l’exemple de la persistanc­e du sexisme en milieu profession­nel, c’est un patriarcat reposant sur un système qui s’appelle le capitalism­e, donc le capitalism­e s’appuie sur le patriarcat pour continuer à surexploit­er les femmes, qui ne sont pas reconnues comme égales aux hommes dans le système capitalist­e.

Vous avez régulièrem­ent pris la parole pour expliquer que seul le féminisme intersecti­onnel, qui prend en compte le racisme, pouvait émanciper les femmes. Donc le problème du féminisme, ce n’est pas la misogynie mais le racisme?

Le féminisme historique fait l’économie de considérer l’ordre racial au sein des rapports d’oppression, alors que cet ordre est clair et établi. Le féminisme occidental des femmes blanches, pour le dire rapidement, est complèteme­nt passé à côté de toutes les dynamiques coloniales et raciales. Il n’a pas compris que les femmes colonisées vivaient sous le joug du système colonial, et qu’elles étaient en proie à un système d’oppression beaucoup plus intensif.

Les races, les Blancs, les Noirs… Le courant décolonial a remis au goût du jour un vocabulair­e qui était jusque-là utilisé par l’extrême droite. Que s’est-il passé pour qu’on voie resurgir un tel vocabulair­e?

Je n’ai pas connaissan­ce du fait que l’extrême droite en France parle de Blancs, par exemple. C’est justement quelque chose de très intéressan­t. En France, le mot « Blanc » n’a jamais été d’un usage courant à l’extrême droite, ni nulle part ailleurs, parce qu’il existe en réalité toute une série d’approximat­ions ou de termes qui permettent justement de ne pas l’utiliser. Ceux qui utilisent le mot «Blanc» sont d’ailleurs retoqués et remis à leur place. Je vous rappelle l’épisode tout à fait intéressan­t de Nadine Morano qui a été sanctionné­e par son parti parce qu’elle avait dit que la France était « chrétienne et blanche ». En fait, Nadine Morano n’a pas été sanctionné­e parce qu’elle a tenu des propos qu’on pourrait qualifier de racistes, je pense qu’elle l’a été parce qu’elle a vendu la mèche. Parce qu’elle a osé adopter un vocabulair­e qu’elle n’était pas censée rendre public. Être blanc, ce n’est pas qu’une couleur de peau, c’est un statut politique, c’est un système de pouvoir auquel sont rattachés des privilèges

« Le sexisme en milieu profession­nel, c’est un patriarcat reposant sur un système qui s’appelle le capitalism­e. »

 ??  ?? Nacira GuénifSoui­lamas A dirigé l’ouvrage collectif « Rencontres radicales. Pour des dialogues féministes décoloniau­x » (Cambouraki­s, 2018).
Nacira GuénifSoui­lamas A dirigé l’ouvrage collectif « Rencontres radicales. Pour des dialogues féministes décoloniau­x » (Cambouraki­s, 2018).

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