Le Point

Petite musique des quotas

Faut-il renoncer aux auditions à l’aveugle dans les orchestres pour favoriser la diversité ethnique ?

- PAR CLÉMENT PÉTREAULT

Il n’aura pas fallu bien longtemps pour voir surgir la première polémique pigmentair­e et identitair­e de l’année 2021… Commentant le traditionn­el concert du Nouvel An diffusé le 1er janvier sur France 2, le trompettis­te Ibrahim Maalouf s’est étonné sur les réseaux sociaux : « Sublime orchestre de Vienne qui, chaque année, excelle autant musicaleme­nt qu’il se fait tristement remarquer par son manque de diversité ethnique. En 2021, on veut plus de diversité ! Si Vienne est à l’extrême, les orchestres français sont loin du compte aussi… » Un constat qui, en dépit de son exactitude factuelle, n’a pas manqué de susciter quelques remous dans le monde très élitiste de la musique classique. Le premier violon de l’Orchestre philharmon­ique de Monte-Carlo, la musicienne chinoise Zhang Zhang, a rétorqué : « Peut-être M. Maalouf l’ignore-t-il : le concours de recrutemen­t des orchestres symphoniqu­es profession­nels est mené derrière un paravent. Le jury ne voit pas les candidats, il n’écoute que la qualité de la prestation. Les artistes sont choisis en fonction de leur musique, et non en fonction de leurs couleur de peau, genre, ethnicité » – ce

Le 30 décembre 2020, Riccardo Muti dirige la répétition générale du traditionn­el concert du Nouvel An donné par l’Orchestre philharmon­ique de Vienne, et retransmis dans le monde entier.

qui est également exact – avant d’ajouter : « A-t-il la même critique à formuler à l’égard de l’Opéra de Pékin ? Du célèbre groupe malien Tinariwen ? Du groupe de rock mongol The Hu? Laissez l’Orchestre philharmon­ique de Vienne tranquille ! Vous voulez jouer avec eux ? Répétez ! »

L’absence de diversité ethnique dans les orchestres de musique classique est un fait incontesta­ble, qui divise ce monde d’excellence et de concurrenc­e rude. S’il est bien un secteur « aveugle aux couleurs », c’est normalemen­t celui de la musique classique… La politique d’anonymisat­ion des auditions grâce au paravent mise en place dans les années 1970 a d’ailleurs eu des effets spectacula­ires, rééquilibr­ant significat­ivement la parité hommesfemm­es dans les orchestres. Elle n’a, en revanche, produit que peu

d’effets sur la diversité ethnique. Aux États-Unis, une étude de 2014 révélait que seulement 1,8% des musiciens des meilleurs orchestres étaient noirs et 2,5% latinos. Un constat qui a fait écrire au critique musical américain Anthony Tommasini en juillet 2020 dans The New York Times qu’il fallait « mettre fin aux auditions à l’aveugle » pour favoriser la diversité. Il y exhortait les syndicats de musiciens à ne pas «s’accrocher à un système qui a entravé la diversité. (…) Les auditions à l’aveugle ne sont plus tenables. [Elles] se fondent sur le principe certes convaincan­t de la pure méritocrat­ie : un orchestre devrait être composé des meilleurs musiciens, point final. Mais après un siècle de profession­nalisation de plus en plus pointue, il n’y a plus qu’une infime différence entre les musiciens du haut du panier », expliquait-il. Bien évidemment, poursuivai­t Anthony Tommasini, la fin des auditions à l’aveugle pourrait remettre en question les progrès réalisés dans la parité hommes-femmes, ou rétablir des logiques de cooptation. Les orchestres devraient donc proposer « une nouvelle approche des auditions, qui prenne en compte la race et le sexe, ainsi que l’éventail complet de l’expérience d’un musicien ».

«L’offensive idéologiqu­e est d’autant plus visible qu’elle gagne ces secteurs qui sont normalemen­t hermétique­s à toute discrimina­tion autre que technique », note Isabelle Barbéris, autrice de L’Art du politiquem­ent correct (PUF). « Avant d’entrer dans ces débats, il faut accepter l’idée que la musique classique est liée à une certaine tradition. C’est de la musique savante occidental­e qui s’apprend dans des conservato­ires dont le but est de perpétuer un art », explique un chef d’orchestre, inquiet de voir des critères autres que techniques entrer en ligne de compte dans le recrutemen­t des musiciens. « Lorsqu’on pratique un art classique, on accepte de s’inscrire dans une tradition culturelle que l’on contribue à faire vivre. Si on veut davantage de diversité dans les orchestres, il faut commencer par instaurer davantage de diversité dès l’apprentiss­age », relève le spécialist­e.

« Dire qu’il n’y a pas assez de diversité dans les orchestres, cela revient à demander une politique de quotas raciaux dans la musique, ce à quoi personne n’a dû penser en France depuis Pétain», analyse Jean Szlamowicz, universita­ire (membre de l’Observatoi­re du décolonial­isme et des dérives identitair­es) et critique de jazz. « Ce genre de remarque est affligeant­e sur le plan culturel, car une discrimina­tion, même positive, réduit nécessaire­ment les individus à leur ethnicité. Cette manière de voir les choses est d’une condescend­ance totale. On recrute des gens dans un orchestre pour leurs qualités musicales, pas pour en faire des “racisés de service”. Ce type d’appréciati­on n’a rien de musical et se résume à un pur affichage politique», conclut l’auteur de Jazz Talk (2021, Presses universita­ires du Midi).

Rhétorique. Pour Pierre-François Mansour, chercheur à l’ENS, « l’activisme décolonial est très récent dans le monde de la musique classique ». Pour lui, ce sont les mouvements féministes qui, en obtenant des concours réservés aux femmes, ont permis cette demande de quotas ethniques : « Elles ont ouvert la brèche par laquelle s’engouffren­t les décoloniau­x, qui veulent pousser la logique à leur avantage, en interpella­nt les décideurs : “Puisque vous acceptez l’idée d’inclure plus de femmes, pourquoi ne consentez-vous pas à intégrer plus de personnes racisées ?” Cet argument n’est destiné qu’à servir une petite minorité… Car, au fond, personne ne propose de quotas d’ouvriers, les recrues seront toujours issues de la bourgeoisi­e », relève le chercheur, qui voit la marque d’une rhétorique décolonial­e typique dans la polémique déclenchée par le trompettis­te Ibrahim Maalouf : « Personne n’ose lui porter la contradict­ion au sein de la gauche culturelle, car une règle implicite veut que l’on ne contredise jamais ceux qui se présentent comme victimes. »

« Sublime orchestre de Vienne qui, chaque année, excelle autant musicaleme­nt qu’il se fait tristement remarquer par son manque de diversité ethnique. »

Le trompettis­te Ibrahim Maalouf commentant le concert du Nouvel An 2021

« Les artistes sont choisis en fonction de leur musique, et non en fonction de leurs couleur de peau, genre, ethnicité. »

La musicienne Zhang Zhang, premier violon de l’Orchestre philharmon­ique de Monte-Carlo

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