Ce que l’affaire Gorce dit de notre époque, par Sébastien Le Fol
« Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons », dit Jean Renoir, dans La Règle du jeu. Toutefois, il s’avère utile de comprendre les raisons de l’autre, de se mettre à sa place. Ainsi, nous évitons les jugements hâtifs. Cela s’appelle le sens de la nuance, comme le rappelait François Morel sur France Inter, dans un savoureux billet. L’auteur du Dictionnaire amoureux de l’inutile sait que la nuance fait bon ménage avec l’humour.
Notre époque paraît vouloir tourner le dos à ces subtilités de l’esprit. Le dessinateur Xavier Gorce en a fait l’amère expérience. Le Monde, journal dans lequel il travaillait depuis dix-huit ans, s’est excusé publiquement d’avoir publié un de ses dessins, estimant que celui-ci pouvait être lu « comme une relativisation de la gravité des faits d’inceste, en des termes déplacés vis-à-vis des victimes et des personnes transgenres ». La direction du journal réagissait ainsi après des messages indignés de ses lecteurs sur les réseaux sociaux. C’est son droit le plus strict. Xavier Gorce a démissionné. Le dessinateur défend l’ironie, cette « raillerie particulière par laquelle on dit le contraire de ce que l’on veut faire entendre ». C’est une cause perdue. Les hordes belliqueuses qui font désormais la loi sur les réseaux sociaux ne comprennent que le premier degré. Notre société semble de plus en plus vivre selon l’humeur des pisse-froid, aigris, dogmatiques, étriqués, coincés du cul, intégristes, peine-à-jouir, rabat-joie, tristes sires, mauvais bougres, casse-bonbons, fâcheux, emmerdeurs… pour reprendre l’inventaire à la Desproges de Xavier Gorce. Avant d’ouvrir la bouche, de tapoter sur son clavier ou de saisir sa plume, il faut veiller à ménager tous ces esprits aigres et revendicatifs. La haine du second degré reflète aussi l’américanisation de notre société. Essayez de formuler une remarque ironique dans un magasin ou un restaurant aux États-Unis : on vous regardera comme une bête curieuse. La conversation ne tolère pas différents niveaux. Elle doit être précise, simple, claire, utile. Ironiser, c’est risquer de blesser. L’ironie est la signature de l’ambiguïté. Avancer ainsi, en prêchant le faux, révèle de mauvaises pensées cachées. Les « micro-agressés » de notre temps exigent que leur inclination à être choqué dicte ce qu’il est permis de dire, et la manière de le dire. Ils aspirent à un monde binaire, partagé entre offensés et offenseurs. Voilà pourquoi il faut défendre Xavier Gorce et son trait voltairien.
« Point d’injures, beaucoup d’ironie et de gaieté, recommandait l’auteur de Candide ; les injures révoltent, l’ironie fait entrer les gens en eux-mêmes, la gaieté désarme. »
et à déclencher la Seconde Guerre mondiale, nous ■ le voyons plutôt comme une « idéologie » – et des plus malfaisantes. Sauf que, fondamentalement, le nazisme était bien une théorie sur une cabale internationale, reposant sur ce mensonge antisémite: «Une coterie de financiers juifs domine secrètement le monde et complote pour détruire la race aryenne. Ils ont mis sur pied la révolution bolchevique, dirigent les démocraties occidentales et contrôlent les médias et les banques. Seul Hitler a réussi à voir clair dans toutes leurs ruses infâmes – et lui seul peut les arrêter et sauver l’humanité. »
Comprendre la structure commune à ces théories permet d’expliquer leur pouvoir de séduction, comme leur inhérente fausseté.
La structure
Selon les théories de la conspiration mondiale, un seul et sinistre groupe se cache sous la myriade d’événements que nous voyons se dérouler à la surface du globe. Son identité peut varier : certains croient que le monde est secrètement dirigé par des francs-maçons, des sorcières ou des satanistes ; d’autres, qu’il s’agit d’extraterrestres, de reptiles humanoïdes, etc. Mais la structure de base reste identique : un groupe contrôle presque tout ce qui arrive, tout en dissimulant son pouvoir.
Les théories de la cabale mondiale prennent un malin plaisir à unir les contraires. Ainsi, selon la théorie du complot nazie, bien sûr que le communisme et le capitalisme ont tout l’air d’ennemis jurés, mais c’est faux ! C’est précisément ce que la cabale juive veut vous faire croire ! Et la famille Bush et la famille Clinton, alors, vous êtes sûr qu’elles se détestent ? Que nenni, ce n’est qu’une mise en scène. En vrai, quand tout monde a le dos tourné, elles vont aux mêmes réunions Tupperware.
De ces prémisses émerge une théorie du monde fonctionnelle. Les événements qui font l’actualité sont un écran de fumée astucieusement conçu pour nous berner, et les grands de ce monde qui attirent notre attention ne sont là que pour la détourner. Ce ne sont que des marionnettes aux mains de ceux qui tirent vraiment les ficelles.
Le pouvoir de séduction
Si les théories de la conspiration mondiale réussissent à attirer de nombreux adeptes, c’est en partie parce qu’elles offrent une explication simple et directe à d’innombrables processus compliqués. Nos vies sont constamment ébranlées par des guerres, des révolutions, des crises et des pandémies. Mais si je crois à une sorte de théorie de la cabale mondiale, alors j’ai la sensation réconfortante de tout comprendre. La guerre en Syrie ? Pas besoin d’étudier l’histoire du Moyen-Orient pour comprendre ce qui s’y joue. Cela fait partie du grand complot. Le développement de la technologie 5 G ? Pas besoin de faire de recherches sur la physique des ondes radio. C’est le grand complot. La pandémie de Covid-19 ? Rien à voir avec les écosystèmes, les chauves-souris et les virus. Elle fait à l’évidence partie du grand complot.
Le squelette de ce conspirationnisme dévoile tous les mystères du monde et me permet d’entrer dans un cercle exclusif – celui des gens qui comprennent. Il me rend plus intelligent et plus sagace que la moyenne et m’élève même au-dessus de l’élite intellectuelle et de la classe dirigeante : professeurs, journalistes, politiciens. Je vois ce qu’ils ignorent – ou ce qu’ils essaient de cacher.
La faille
Les théories de la cabale mondiale souffrent d’un même défaut fondamental : elles partent du principe que l’histoire est très simple. Tel est leur postulat clé : il est relativement facile de manipuler son monde. Un petit groupe de gens peut tout comprendre, prévoir et contrôler, des guerres aux révolutions technologiques en passant par les pandémies.
Une aptitude particulièrement remarquable de ces gens ? Réussir à avoir dix coups d’avance sur le plateau de jeu mondial. Lorsqu’ils libèrent un virus quelque part, ils peuvent non seulement prévoir comment il se propagera dans le monde, mais aussi comment il affectera l’économie mondiale un an plus tard. Lorsqu’ils déclenchent une révolution politique, ils peuvent en contrôler le cours. Quand ils commencent une guerre, ils savent comment elle va se terminer.
Sauf que le monde est, évidemment, beaucoup plus compliqué que ça. Prenez le cas de l’invasion américaine en Irak. En 2003, la seule superpuissance mondiale envahit un pays du Moyen-Orient de taille moyenne, officiellement pour éliminer les armes de destruction massive du pays et mettre fin au régime de Saddam Hussein. Pour certains, il en allait également d’une opportunité pour les États-Unis de prendre le contrôle de la région et de s’emparer des champs pétrolifères irakiens, d’une importance stratégique vitale. Pour
Trouver crédibles ces théories de conspiration mondiale […], c’est croire que maîtriser 8 milliards de marionnettes est un jeu d’enfant.
atteindre leurs objectifs, les États-Unis allaient déployer la meilleure armée du monde et dépenser des milliers de milliards de dollars. Quelques années plus tard, qu’ont donné ces gigantesques efforts ? Une débâcle complète. Il n’y avait pas d’armes de destruction massive et le pays a été plongé dans le chaos. En réalité, c’est l’Iran qui aura été le grand vainqueur de cette guerre, un pays devenu la puissance dominante dans la région.
Faut-il en conclure que George W. Bush et Donald Rumsfeld étaient des taupes iraniennes, exécutant un complot iranien diaboliquement intelligent ? Pas du tout. La leçon à retenir, c’est qu’il est incroyablement difficile de prévoir et de contrôler les affaires humaines.
Et il n’est pas nécessaire d’envahir un pays du MoyenOrient pour l’apprendre. Que vous ayez fait partie d’un syndicat de parents d’élèves ou d’un conseil municipal, ou même tout simplement essayé d’organiser une fête d’anniversaire surprise pour votre mère, vous savez probablement combien il est difficile de contrôler les humains. Vous concevez un plan, et il se retourne contre vous. Vous essayez de garder un secret, et le lendemain tout le monde n’a que ça à la bouche. Vous complotez avec un ami de confiance et, au moment crucial, il vous poignarde dans le dos.
Trouver crédibles des théories de la conspiration mondiale, c’est croire que, s’il est très difficile de prévoir et de contrôler les actions de 1 000 ou même de 100 humains, maîtriser près de 8 milliards de marionnettes est un jeu d’enfant.
La réalité
Il y a, bien sûr, beaucoup de véritables conspirations dans le monde. Des individus, des sociétés, des organisations, des églises, des factions et des gouvernements trament et complotent au quotidien. Mais c’est précisément la raison pour laquelle prévoir et contrôler le monde dans son ensemble est si difficile.
Dans les années 1930, l’Union soviétique complotait réellement pour déclencher des révolutions communistes dans le monde entier ; les banques capitalistes ont eu recours à toutes sortes de stratégies douteuses ; l’administration Roosevelt prévoyait avec le New Deal une réorganisation totale de la société américaine ; et le mouvement sioniste projetait d’établir sa patrie en Palestine. Sauf que ces plans, parmi d’innombrables autres, ont souvent été contradictoires et, en coulisses, le spectacle n’avait pas qu’un seul groupe régisseur.
Aujourd’hui aussi, vous êtes probablement la cible de nombreuses conspirations. Vos collègues complotent peutêtre pour monter le patron contre vous. Un grand groupe pharmaceutique peut soudoyer votre médecin pour qu’il vous prescrive des opioïdes dangereux. Une grande entreprise peut faire pression sur les politiciens pour qu’ils bloquent des réglementations environnementales et les autorisent à polluer l’air que vous respirez. Un géant de la technologie peut être en train de pirater vos données personnelles. Un parti politique de découper des circonscriptions électorales de telle sorte qu’il aura toujours l’avantage dans les urnes. Un gouvernement étranger d’essayer de galvaniser les extrémistes de votre pays. Ce sont de véritables conspirations, mais elles ne font pas partie d’un seul grand complot mondial.
Il arrive qu’une entreprise, un parti politique ou une dictature parvienne à monopoliser une part importante de la puissance mondiale. Mais, dans ce cas, il est presque impossible de garder le secret. Qui dit gros pouvoir dit aussi grosse publicité.
De fait, dans de nombreux cas, la publicité est une condition préalable à l’obtention du pouvoir. Lénine, par exemple, n’aurait jamais obtenu le pouvoir en Russie s’il s’était dérobé au regard du public. Au début, Staline aimait bien comploter à huis clos, mais, lorsqu’il a monopolisé le pouvoir en Union soviétique, son portrait était accroché dans tous les bureaux, toutes les écoles et tous les foyers, de la mer Baltique à l’océan Pacifique. Le pouvoir de Staline dépendait de ce culte de la personnalité. L’idée que Lénine et Staline n’étaient qu’une façade camouflant les vrais leaders s’agitant en coulisses contredit toutes les preuves historiques.
En comprenant qu’aucune cabale ne peut à elle seule contrôler en secret le monde entier, on ne se contente pas d’être dans le vrai – on gagne aussi en pouvoir. Car cela signifie que vous pouvez identifier les factions concurrentes de notre monde et vous allier avec certains groupes contre d’autres. C’est ça, la vraie politique
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Yuval Noah Harari est historien, professeur à l’université hébraïque de Jérusalem. Il est l’auteur de Sapiens et Homo deus (Albin Michel).
Cet article a été publié le 20 novembre 2020 dans le New York Times. Copyright Yuval Noah Harari 2020. Traduction : Peggy Sastre.