Récit (F. Aubenas) : rendre justice
Une postière assassinée, un acteur accusé, un DupondMoretti pas encore ministre… Aubenas retrace l’affaire Burgod, pas encore élucidée.
Ils avaient rendez-vous à Lyon, sur un banc ; elle, Florence Aubenas, journaliste, écrivaine, enquêtant sur l’affaire, et lui, Gérald Thomassin, 44 ans, acteur césarisé en 1991 pour son premier rôle dans Le Petit Criminel, de Jacques Doillon. Ils avaient rendez-vous ce 29 août 2019, juste avant la convocation de Thomassin au palais de justice pour ce qui aurait pu être le dernier volet de l’interminable instruction du meurtre de la postière de Montréal-la-Cluse (Ain). Le 19 décembre 2008, la belle Catherine Burgod, 41 ans, enceinte, avait été retrouvée assassinée de 28 coups de couteau dans le bureau de poste, où avaient été dérobés 2 600 euros. Thomassin était devenu le coupable idéal, mais sans preuves, avec son parcours chaotique, une vingtaine de films et des années de dope et d’alcool, lui qui résidait, à l’époque des faits, juste en face de ladite poste. Mais voilà, à ce rendezvous lyonnais, Gérald Thomassin n’est jamais arrivé. Et, depuis, il n’a pas réapparu. A-t-il seulement su que, fin juin 2020, il avait bénéficié d’un non-lieu ?
Qu’est-il devenu ? Après l’avoir « rencontré » dans L’Inconnu de la poste, chacun gardera en lui cette question – qui interroge toute la collectivité. Car le nouveau livre de Florence Aubenas n’est pas seulement le récit, impeccablement documenté et construit, d’une affaire criminelle non élucidée. L’autrice y met au jour toute une société. La nôtre. Retraçant les invraisemblables rebondissements, croisant les témoignages, elle explore ces marges dont Thomassin est le « produit ». Fils d’une femme perdue, alcoolique, toxico, et d’un père disparu quand il avait deux ans, placé à la DDAS, il vit dans un foyer pour mineurs quand Doillon le repère: «Il ressemblait à un poney sauvage qu’on vient d’attraper au licol », se souvient le directeur du casting. Du jour au lendemain, il passe des lumières de Cannes aux retrouvailles avec les potes pour partager sa nouvelle fortune, cadeaux, drogues… Danger du métier. Métier ? Thomassin « ne joue pas, il vit ses rôles ». Puis repart dans son errance…
« Plastic Valley ». Aubenas pénètre le tissu social de ce gros village situé en face de Nantua, un coin surnommé «Plastic Valley» à cause de son usine. Thomassin était venu en 2007 y retrouver un ami de la DDAS et se refaire une santé, dans l’espoir de retrouver les plateaux de cinéma. Mais l’enfer l’y attend, dans « la maison des catastrophes », qui abrite des cas sociaux comme lui. L’(ex-)acteur et ses inséparables larrons sont connus dans Montréal. Un petit monde, où Catherine, la fille fragile de Raymond Burgod, un notable, est aimée. Le crime qui lui ravit son enfant fait voler ce microcosme en éclats. « Notre 11 Septembre à nous », répète Patrick Dufour, adjoint au maire à l’époque. Patiemment, le livre démonte les mécanismes de l’appareil judiciaire, dévoile les rivalités Paris-province, entre un avocat « ténor de Bourg-en-Bresse » et un Éric Dupond-Moretti pas encore ministre, mais qui va faire rebattre les cartes.
Interpellée par le fait qu’aucune preuve formelle contre Thomassin ne figurait au dossier, l’autrice a travaillé six ans sur ce livre plusieurs fois reporté, rattrapée par les rebondissements de l’enquête. Avec ce qu’il faut d’empathie, mais pas trop, avec un art de scénariste, jouant sur la temporalité, elle dévoile au moment clé le flash-back d’un « personnage », fait apparaître une voix, lance une piste, comme si elle ouvrait les chemises d’un dossier – cartonnées d’abord, puis, à l’intérieur, en papier – sans oublier un Post-it. Elle surligne un détail, et ça fait mouche, telle cette confidence sur les coups pendant les gardes à vue. Aucune accusation, mais un appel constant à la réflexion. De toutes ces douleurs démêlées autant que possible surgissent l’émotion, la stupeur, la révolte. La légère gêne voyeuriste du lecteur arrimé au suspense tragique s’estompe devant le souci de justice, et la justesse, de l’écrivaine, qui l’emportent
■ L’Inconnu de la poste, de Florence Aubenas (Éd. de l’Olivier, 240 p., 19 €).
Extrait « Famille, amitiés ou réputation seront pulvérisées, sans épargner la douleur, ni les sentiments. Une instruction judiciaire ressemble à une dévastation. » (Florence Aubenas, « L’Inconnu de la poste »).