Mario Vargas Llosa : « Les esprits vraiment libres remettent tout en question »
Avec « L’Appel de la tribu », le Prix Nobel de littérature convoque ses maîtres à penser libéraux pour alerter sur le risque de repli dans un conformisme de horde. Un bagage intellectuel précieux en ces temps épidémiques.
L’édition originale de L’Appel de la tribu – La Llamada de la tribu –, enfin traduit en français, fait apparaître sur sa couverture l’image stylisée d’un cerveau. Et sept flèches qui pointent vers lui, chacune couronnée d’un nom. Jean-François Revel, Adam Smith, Isaiah Berlin, José Ortega y Gasset, Raymond Aron, Karl Popper et Friedrich von Hayek, sept grands penseurs du libéralisme mais avant tout de la liberté, auxquels le Prix Nobel de littérature – qui fut compagnon de route de Castro avant de s’en éloigner avec fracas – rend hommage en nous les faisant relire, avec une clarté et une pédagogie sans pareilles.
Ouvrage rétrospectif ? Non, bagage intellectuel pour temps difficiles, explique-t-il : les nôtres. Car cet « appel de la tribu », expression imagée empruntée à Popper, c’est cet air du temps que l’on entend jouer en ce moment un peu partout dans le monde, alors qu’ici ou là les frontières se ferment : la tentation pour les individus de se replier dans le confort d’une horde où l’on n’aime que ce qui nous ressemble et d’où l’on exclut tout ce qui est autre, de demander au chef de prendre toutes les décisions, de lui remettre les clés de notre destin pour en finir, peu à peu, avec le sens de la responsabilité, de la liberté. Un appel de la tribu dont nous avait libérés « la culture démocratique et libérale », dit l’écrivain, mais que la pandémie actuelle, et le nationalisme revigoré, pourrait bien réactiver PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT ■
Le Point: Les idées libérales ont-elles à ce point du plomb dans l’aile qu’il faille prendre la plume pour les défendre?
Mario Vargas Llosa : Au contraire ! Nous sommes à un tournant où elles sont plus que jamais nécessaires. J’ai écrit ce livre avant la pandémie – il est même sorti en Espagne avant la pandémie – et c’est comme si cette terrible surprise, qu’aucun État n’avait vue venir, en avait validé le projet. La crise sanitaire a montré que l’État avait enflé dans des proportions invraisemblables, s’immisçant dans des domaines de notre vie où il n’aurait jamais dû s’immiscer, comme les libertés individuelles. Or plus l’État grossit, plus son efficacité diminue. On le voit en Europe avec la gestion catastrophique de la pandémie. L’idée qu’un État énorme protège mieux les citoyens est une idée fausse. Or j’ai bien l’impression que celui-ci va continuer à croître après les ravages de la pandémie.
Cet «État énorme» que vous dénoncez n’a pas l’air de gêner tout le monde. On a plutôt l’impression que la liberté fait peur. Un Français sur deux est même favorable à un reconfinement!
Cela fait un sur deux qui n’y est pas favorable ! Mais qu’on ne se méprenne pas : les libéraux ne sont pas des anarchistes, ils ne veulent pas supprimer l’État. Ils veulent un État efficace mais pas invasif, qui garantit la liberté, l’égalité des chances, notamment en matière d’éducation, le respect de la loi et l’État de droit. Le reste, qui relève de la responsabilité de chacun, les citoyens peuvent s’en charger mieux que lui dans un régime de libre concurrence. Et, s’il y a bien quelque chose que musclent les idées libérales, c’est bien le sens de la responsabilité chez les individus. Elles développent aussi une attitude face à la vie et à la société fondée sur la tolérance et le respect, l’amour pour la culture, la volonté de coexister avec l’autre et une défense inébranlable de la liberté comme valeur suprême. Le libéralisme, c’est l’enrichissement de la démocratie par la liberté individuelle. En incitant la démocratie à faire des progrès dans la reconnaissance de l’individu, le libéralisme a même posé les bases du droit à la différence, du droit des minorités sexuelles, religieuses ou politiques, du droit à la liberté d’expression.
Pourtant, «le libéralisme a été la cible politique la plus vilipendée de l’Histoire», dites-vous. Pourquoi a-t-il si mauvaise presse s’il est paré de toutes ces qualités?
Parce qu’il a été attaqué et caricaturé par tout le monde ! Il faut dire qu’il est compliqué à définir: il n’est pas dogmatique, assujetti à des idées rigides. Il n’est pas idéologique, si l’on considère qu’une idéologie est une sorte de religion laïque. Il admet en son sein la divergence et la critique et ne prétend pas avoir réponse à tout. Le mot « libéralisme » a été à la fois associé au conservatisme par le fascisme ou le communisme, et à une doctrine considérée comme contraire à la religion et aux valeurs morales par l’Église. Alors même que les droits de l’homme ont été reconnus grâce aux penseurs
libéraux et qu’Adam Smith, l’un de ses penseurs les plus importants, était très préoccupé par la question des inégalités. Une partie de la gauche, ensuite, a parlé de néolibéralisme, d’ultralibéralisme, pour pouvoir présenter les libéraux comme des gens qui voient dans le marché la solution à tous les problèmes. L’obsession du marché n’a jamais représenté la majorité des libéraux.
Les penseurs dont je parle dans le livre, Ortega y Gasset ou Revel, étaient loin d’être des extrémistes. Il s’agissait de gens courageux et généreux. Dans un monde qui se durcit et où les libertés diminuent, il faut regarder les choses en face : le communisme, le plus grand ennemi du libéralisme, étant mort, nous n’avons plus que deux options. Ou un populisme très puissant qui peut déboucher sur le fascisme, car la pandémie fait le bonheur des esprits autoritaires, ou le libéralisme, qui seul pourra le soumettre, comme il l’a soumis au moment de la Seconde Guerre mondiale. Seul le libéralisme est le gage d’une société libre, où tout le monde peut prospérer.
On vous sent inquiet…
Quand je regarde les sondages chez vous, en France, qui remettent Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, oui, je suis inquiet. Quand je regarde ce qui se passe en Espagne, oui, je suis inquiet. Le populisme trouve des alliés sur sa droite mais aussi sur sa gauche. En Espagne, le jeu des alliances a fait qu’on a des partis d’extrême gauche, comme Podemos, qui gouvernent, accompagnés par les forces indépendantistes de Catalogne ou du Pays basque. Le socialisme dont ils se prévalent n’est pas celui de Felipe Gonzalez. Ils se disent progressistes, mais ils ont la nostalgie de l’économie étatisée, de toutes les formules qui ont fait la faillite des sociétés communistes.
Podemos a comparé les indépendantistes catalans exilés aux républicains espagnols ayant fui le pays sous le franquisme…
Ils réécrivent l’Histoire. Il y a des élections régionales le 14 février, il peut se passer n’importe quoi. Les indépendantistes ont dit que, s’ils obtiennent 50 % des voix, ils proclameront l’indépendance. Ce régionalisme est, comme le nationalisme, un populisme. C’est l’ennemi naturel de la construction européenne, le contraire de ce processus qui voyait le poison nationaliste se diluer dans un projet continental porteur de paix et de prospérité. Il est très important que l’Europe continue à être une réalité, car on ne peut pas laisser les États-Unis et la Chine prendre le contrôle de notre avenir. C’est aussi pour cela que j’ai écrit ce livre. Il raconte mon itinéraire intellectuel mais offre aussi une présentation des grands penseurs que les jeunes gens d’aujourd’hui, qui se trouvent dans un grand moment de confusion, avec des tragédies à venir, doivent connaître. Il faut les relire. Ils avaient raison. La faillite du communisme l’a prouvé. Il faut les relire pour éviter le retour à la « tribu » dont parle Popper, et qui peut ressusciter, avec des leaders charismatiques, les pires formes de démagogie, de chauvinisme, et d’irrationalisme.
Mais vous aussi avez un temps suivi « l’appel de la tribu ». La tribu castriste, pour ne pas la nommer ....
C’est vrai. Quand j’étais jeune, nous étions beaucoup à voir dans l’aventure de Cuba une geste héroïque, généreuse, celle de combattants idéalistes qui voulaient en finir avec une dictature corrompue. Il y avait à La Havane, pendant la crise des missiles, une ambiance qui pouvait rappeler celle qu’Orwell décrit dans Hommage à la Catalogne. Et puis il y a eu l’affaire Padilla, les camps de concentration, les mensonges sur l’URSS… Mais mon gauchisme avait des défaillances. Quand je vivais à Paris, dans les années 1960, j’achetais en cachette Le Figaro une fois par semaine : pour lire le billet de Raymond Aron !
Vous avez de tendres pages pour lui. Pour Revel aussi…
Plus je le lis, plus il me fait penser à un Orwell ou un Camus d’aujourd’hui. Il était indépendant, lucide, mordant, il percevait parfaitement le moment où la théorie commence à trahir la vie. Il a montré aussi que le journalisme pouvait être hautement créatif et compatible avec l’élégance du style. Pour moi, c’était l’héritier de la grande tradition du non-conformisme français, celle qui incite les esprits vraiment libres à tout remettre en question. En subordonnant toujours la théorie aux faits, et le pensé au vécu ■
« Nous n’avons plus que deux options : un populisme très puissant ou le libéralisme. »