Manuel Valls « Voilà pourquoi je reviens…»
Amour de la France, islamo-gauchisme, Macron, Le Pen, Hollande, 2022... L’ex-Premier ministre, qui publie Pas une goutte de sang français (Grasset), n’en a pas fini avec son pays. Grand entretien.
Pensez-vous que la réussite d’un enfant de l’immigration espagnole, né dans les années 1960, puisse encore servir d’exemple aujourd’hui?
Manuel Valls:
Oui, bien sûr ! Je fais partie de l’une de ces générations à qui on a appris l’amour de la France. D’abord dans ma propre famille. Mon père, espagnol, et ma mère, suisse italienne, ont fait le choix de vivre à Paris dans les années 1950. Ils n’ont pas souhaité devenir français, mais ils aimaient profondément le pays qui les avait accueillis. Ma mère vit toujours à Paris, face à Notre-Dame, dans le même atelier familial. Il y avait chez mon père une volonté farouche de ne jamais se laisser enfermer dans des cercles d’Espagnols en exil. Au contraire, on croisait à la maison aussi bien Vladimir Jankélévitch que Simone Signoret. Et puis, bien sûr, il y a eu l’école de la République, l’école primaire du 4e arrondissement, le lycée Charlemagne ensuite, dans un Marais qui n’avait rien à voir avec celui d’aujourd’hui. Mes camarades étaient souvent des enfants de familles juives ashkénazes pauvres. J’ai découvert ainsi le judaïsme chez eux, le vendredi soir. Mes meilleurs amis étaient des fils d’Italiens qui habitaient rue de Charenton, dans des appartements quasi insalubres qui ont depuis laissé place à l’Opéra Bastille. Nous ne perdions rien de notre identité. Nous parlions nos langues respectives au sein de nos familles, mais nous nous sentions tous profondément français. Je crois qu’il est possible de faire aimer la France à tout le monde.
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de flagellation permanente. Nous avons oublié notre rôle dans le monde. Le fait que ce pays de seulement 66 millions d’habitants, malgré la défaite de 1940, malgré la collaboration et grâce au génie de Charles de Gaulle, soit toujours aussi présent sur le plan économique, diplomatique ou militaire m’émeut et me rend fier. Il ne faut pas renoncer à peser dans les affaires du monde, à travers l’Europe, à travers l’espace méditerranéen et dans notre lien privilégié avec l’Afrique, le continent de demain. La France est membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, elle dispose de l’arme nucléaire, elle est la 6e économie mondiale, même si elle doit récupérer une part de sa souveraineté. Notre langue est partagée par des centaines de millions de personnes et notre culture rayonne. Ne l’oublions jamais.
La France est contestée de toutes parts, notamment par une partie de la presse américaine, qui présente le modèle républicain et laïque comme un racisme institutionnalisé. Ce modèle-là n’est-il pas devenu incompréhensible, pour ne pas dire archaïque, aux yeux du reste du monde?
On a le sentiment que l’exception française n’a jamais aussi bien porté son nom… Il y a quelque chose aujourd’hui qui ne semble plus compris, et pas seulement dans le monde anglosaxon. Je n’oublie pas non plus la force de la culture américaine, qui s’immisce partout. Je suis frappé par les résultats des dernières enquêtes d’opinion sur la relation qu’entretient la jeunesse avec les valeurs de la République. Cela m’inquiète pour l’avenir et cela signifie que la bataille centrale est bien celle de l’école, tant pour la transmission des savoirs que pour celle des valeurs. Outre-Atlantique, de grands journaux comme le Washington Post ou le New York Times ouvrent leurs colonnes aux égéries de la mouvance décoloniale, notamment françaises, et leur laissent développer leurs thèses simplistes. À les écouter, la France serait plombée par son passé colonial, aveuglée par le combat pour la laïcité qui encouragerait le racisme et l’exclusion de ces minorités. Notre État et notre police seraient racistes.
L’exception gauloise, Charlie Hebdo ou la loi de 1905 n’ont aucun sens pour les Américains. J’ai mal vécu l’absence de Barack Obama à la grande manifestation du 11 janvier 2015. On assiste à l’émergence d’un soi-disant progressisme, que l’on retrouve aussi dans le féminisme, déguisé en bien-pensance et en un redoutable puritanisme. Ce phénomène touche la gauche américaine depuis longtemps, mais aussi la gauche française. Il alimente notre crise culturelle et identitaire.
« J’ai mal vécu l’absence de Barack Obama à la grande manifestation du 11 janvier 2015. »
Dans ce débat-là, ce sont les identitaires de gauche et de droite qui sont les plus audibles…
Je consacre un chapitre à la France que je n’aime pas, celle d’Éric Zemmour et d’Assa Traoré. Ils sont en effet les deux bras de la tenaille identitaire et les caricatures de notre débat, alors qu’ils auraient pu incarner de beaux destins français. Leurs outrances contribuent à remplacer la confrontation d’idées par un affrontement binaire et stérile, dangereux pour la démocratie.
Dans les discours, les Français entendent beaucoup les mots «République» et «laïcité». Mais, dans leur vie quotidienne, ils constatent que l’une et l’autre reculent…
Comment comptez-vous rendre à nouveau audible et mobilisateur le discours républicain?
Je crois qu’il faut remonter à l’effondrement du monde soviétique pour comprendre ce qui nous arrive. Nous avons cru à la fin de l’Histoire avec la victoire des démocraties libérales. Cela a eu pour effet de nous faire sombrer dans une grande paresse intellectuelle. Tout est allé très vite. Une partie de la gauche avait déjà commencé, dès la révolution des mollahs de 1979, en Iran, à épouser l’idée qu’une alliance était possible avec les islamistes, censés représenter les « damnés de la terre » et le « combat contre l’impérialisme américain ». Il y a eu la bataille perdue face à l’école privée avec le retrait de la loi Savary en 1984. Cet événement a durablement brisé le mouvement laïque, qui était pour ainsi dire la base militante du Parti socialiste. Puis il y a eu l’affaire du voile des trois collégiennes de Creil en 1989. Tout commence là. Une partie de la gauche a renoncé à défendre la laïcité. La tribune signée alors par Élisabeth Badinter, Alain Finkielkraut, Catherine Kintzler, Élisabeth de Fontenay et Régis
Debray reste profondément d’actualité : « Personne, nulle part, ne défend la citoyenneté en baissant les bras avec bienveillance. »
La gauche a-t-elle eu alors conscience de passer d’un modèle laïque républicain à un modèle multiculturaliste?
Elle s’est progressivement brisée sur ce sujet. Beaucoup d’intellectuels de gauche, Élisabeth Badinter, Caroline Fourest, Jacques Julliard, Laurent Bouvet, Jean Birnbaum, ont mis en garde… Ils défendent ce que pensent une grande majorité des Français. Il y a un travail de remobilisation de la société à mener pour défendre ce modèle, mais reconnaissons que la tâche est immense. Les alertes sur ce qui se passait dans les banlieues n’ont pourtant pas manqué, entre les travaux de Gilles Kepel, de Georges Bensoussan, de Bernard Rougier, de Jean-Pierre Obin… L’effroyable assassinat de Samuel Paty a provoqué une prise de conscience. Le discours d’Emmanuel Macron aux Mureaux a aussi marqué une étape importante. Mais le combat pour les valeurs de la République et la laïcité, actuellement, recule sous le choc de l’actualité, des événements, des maladresses et de la volonté de passer à autre chose. Des profs à Trappes ou à Grenoble sont accusés d’islamophobie – un mot inventé il y a trente ans pour clouer au pilori Salman Rusdhie – alors qu’ils disent la vérité sur ce qui se passe dans leurs établissements. Nous en sommes arrivés à cette curieuse situation : ceux qui, venus de la gauche, défendent la République et la laïcité sont soupçonnés d’en faire trop, de stigmatiser les musulmans, d’être complices du RN, voire d’être carrément d’extrême droite. Edwy Plenel ne nous a-t-il pas accusés, Riss, Charlie, Fourest et moi, d’engager une guerre contre les musulmans ?
contre l’islamisme, la lutte contre l’antisémitisme et la ■ haine d’Israël, mon combat contre Dieudonné, mon engagement contre l’extrême droite. À ce titre, j’ai toute ma place pour participer à cette mobilisation pour la République. Seulement, je sais que la traduction politique de ces valeurs – pourtant largement partagées par les Français – est très difficile. Ici comme partout, le débat est écrasé sous une chape de plomb liée à la crise sanitaire et à ses conséquences. Ce qui semble se dessiner en 2022 – une confrontation entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen – rend aussi difficile l’émergence d’alternatives. La droite ploie sous le joug de l’extrême droite et elle a du mal, pour l’instant, à proposer un chemin différent de celui du président de la République. La gauche s’est fracturée de manière durable, sinon définitive. J’avais raison de parler de deux gauches irréconciliables. Je ne suis pas en situation, je ne suis candidat à rien, mais je veux aider à la construction d’un nouveau projet républicain. Il faut réinventer une histoire collective, un imaginaire commun qui entraîne les Français.
On sent de la mélancolie dans votre livre. Vous avez l’impression d’être passé à côté de quelque chose?
Il y a de la nostalgie, de la mélancolie, oui. De la douleur, aussi. Il y a une douleur personnelle qui, au fond, ne regarde que moi. Surtout face à des drames bien plus importants. Mais cette douleur est quand même là. La période des attentats a changé ma vie. Il n’y a pas un jour où je n’y pense pas. J’ai dû affronter des campagnes très violentes, même si, parfois, j’ai cherché les coups. Il a fallu aussi faire le deuil de quarante ans de militantisme au sein du Parti socialiste. Il était impossible de passer de Premier ministre à candidat à la présidence de la République, parce que, comme l’avait dit cruellement François Hollande, si on ne veut pas du président, pourquoi voudrait-on de son Premier ministre ? Et la primaire avait comme but de sanctionner la gauche de gouvernement. Mais je suis un homme de devoir et j’ai mené cette bataille jusqu’au bout. J’ai connu une grande popularité, le vertige du pouvoir, puis la détestation, les sifflets, j’ai été giflé, j’ai subi la violence d’une campagne aux relents antisémites à Évry. J’ai été de nouveau candidat aux élections législatives de 2017 parce que je ne voulais pas crever et être chassé par les électeurs d’une circonscription qui m’avait donné tant de légitimité pendant quinze ans. Je voulais pouvoir décider de mon destin.
« Un ressentiment sourd menace la société et rend possible la victoire du national-populisme de Marine Le Pen. »
Vous le pouvez encore?
Oui. Mon destin personnel et politique, j’en ai de nouveau la maîtrise. Cela vous donne de la force et de la liberté. C’est le sens du livre que je publie. J’ai saisi le prétexte d’une candidature à Barcelone, en sachant que je ne gagnerais pas, pour me réinventer. Et je ne regrette aucunement ce choix. Bien au contraire, il m’a apporté de l’apaisement, du bonheur personnel puisque j’ai connu Susana. C’est aussi un privilège et une belle expérience de pouvoir réfléchir et vivre entre deux pays. Dans ce livre, je voulais aussi exprimer mon amour de la peinture et de la lecture, ma passion de la nature et ma profonde inquiétude face au réchauffement climatique, mes sensibilités à travers des personnages aussi différents que Gérard