Notre « agent » chezl’ogre du big data
Ancien patron chez Airbus, Fabrice Brégier dirige maintenant la filiale française du très controversé géant américain Palantir.
« Palantir m’offrait l’opportunité de rejoindre un leader du big data avec un ADN de start-up. »
Fabrice Brégier
Il ne faut pas trop le « chauffer », Fabrice Brégier. D’accord, il dirige Palantir France depuis l’automne 2018, mais cela ne signifie pas qu’il travaille pour la CIA. « Arrêtons avec cette rengaine infondée. Cette entreprise n’a qu’un but : aider les clients à réussir leur transformation numérique plus vite et plus fort qu’avec d’autres solutions. » Difficile malgré tout d’oublier que cette société américaine, créée en 2003 avec des fonds de la CIA justement, a eu pour premiers clients le FBI, la NSA, le Pentagone… Palantir, c’est un petit peu l’Amérique interdite. C’est pour cela d’ailleurs que, en avril 2020, la France, méfiante, a refusé son offre gratuite de services dans la crise du Covid. Attitude étonnante alors même que la DGSI, chargée d’une mission particulièrement sensible, la surveillance du territoire, fait appel à elle depuis quatre ans.
Dans le petit monde parisien des affaires, la nouvelle orientation professionnelle de Fabrice Brégier, 59 ans, en surprend plus d’un. Pourquoi, alors qu’il avait toujours servi dans des industries de souveraineté européenne en fabriquant des missiles (MBDA), des hélicoptères (Eurocopter), des avions (Airbus), a-t-il mis ses talents au service d’une entreprise si symbolique de la puissance américaine ? Pourquoi ce choix pour un homme qui, élevé dans une HLM des Grésilles, banlieue chaude de Dijon, mais sorti dans la botte de Polytechnique, incarne à merveille la réussite républicaine à la française ? En février 2018, quand il quitte la direction exécutive d’Airbus, les propositions de grands groupes français (Air France, puis Suez) ne manquent pas… Mais, avant elles, il avait reçu un coup de fil d’Alex Karp, dirigeant et cofondateur de Palantir, lui proposant de prendre la direction de sa filiale française. « Les grands groupes, j’en avais fait le tour, dit Brégier. Palantir m’offrait l’opportunité de rejoindre un leader du big data avec un ADN de start-up. » Une entreprise qui, en mettant bout à bout des millions d’appels téléphoniques, mails, adresses IP, données GPS, peut localiser des terroristes ou des patrouilles de soldats ennemis. Et Brégier n’a pas pris sa décision sur un coup de tête : il connaissait déjà bien Palantir…
Flash-back. Il y a cinq ans, Tom Enders, alors grand patron d’Airbus, s’inquiète devant son comité exécutif du retard pris par le constructeur aéronautique dans l’univers du numérique. Et cela à un moment où Elon Musk, PDG de SpaceX, révolutionne les métiers de l’aérien et de l’espace. En avril 2015, l’équipe dirigeante d’Airbus est en voyage d’études dans la Silicon Valley. Parmi ses interlocuteurs, il s’en trouve un, Alex Karp, qui est tout heureux de leur présenter Palantir, laquelle, en plus d’être au service de la police, du renseignement ou de l’armée, se met à draguer les grandes entreprises. Car, à côté de Gotham, son logiciel consacré à la surveillance des soldats, des terroristes
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et… des citoyens, Palantir a ■ développé un logiciel plus puissant encore, Foundry, destiné à l’industrie et à la finance. De retour à Toulouse, les dirigeants d’Airbus décident de tester trois candidats afin de rationaliser, d’accélérer et d’améliorer la qualité de leurs productions. C’est Palantir qui est retenu. Brégier sera très vite bluffé. À la tête de la division des avions commerciaux d’Airbus (près de 80% du chiffre d’affaires du groupe) il a, entre autres, la responsabilité du lancement de l’A350. Un immense puzzle qui assemble 5 millions de pièces, des dizaines d’équipes, 8 usines dans 4 pays, des centaines de fournisseurs, une myriade de compagnies clientes… Selon lui, « sans Palantir, jamais les objectifs de montée en cadence de l’A350 n’auraient été tenus ».
« Mine d’or ». La force de l’américaine, c’est d’agréger des données venues d’une multitude de bases disparates et d’en sortir des instructions claires avec des visuels parlant aussi bien à un chef d’atelier qu’à un chef de projet. « Mon seul objectif, à la tête de Palantir France, c’est de valoriser la mine d’or que représentent leurs données. » Sans les monétiser comme le font les Gafa, car, avec Palantir, les données restent chez leur propriétaire. Après ce premier succès, l’américaine a été sollicitée pour Skywise, un autre projet d’Airbus. Un programme unique, qui permet de recueillir les données d’exploitation des flottes d’Airbus de quelque 70 compagnies aériennes dans le but de comparer leurs performances et de faire de la maintenance prédictive : le logiciel made in Palantir signale les pièces qui devront être remplacées, indique où l’on pourra les trouver et dans quel délai elles pourront être acheminées. Ainsi, quand Brégier débarque chez Palantir, il n’arrive pas vraiment en terre inconnue.
Entre-temps, la «start-up» californienne s’est étoffée. En plus de ses premiers clients (polices, renseignements, armées, administrations), elle s’est donc ouverte à l’industrie (Fiat Chrysler, Merck, Ferrari, BP…), aux entreprises de services (United Airlines…), à la finance (Crédit suisse…)… Consécration, le 30 septembre 2020, elle entre à Wall Street, avec une valorisation de 21 milliards de dollars, qui a, depuis, plus que doublé grâce à de nouveaux succès commerciaux (Rio Tinto, IBM…). Pas mal pour une entreprise (1,1 milliard de dollars de chiffre d’affaires en 2020) qui depuis sa création n’a jamais fait de bénéfices et n’en fera pas dans « un avenir rapproché », selon les dires mêmes de Karp, car une grosse partie des gains sont distribués aux managers. Entreprise dont, par ailleurs, le contrôle restera entre les mains des fondateurs : Peter Thiel, cofondateur de PayPal, républicain invétéré, partisan de Donald Trump, et Alex Karp, démocrate affiché, soutien de Joe Biden. Tous deux partagent la même aversion pour les géants de la Silicon Valley (les Google, Facebook, Twitter…), auxquels ils reprochent de tenir des propos gauchisants tout en faisant une razzia sur la publicité en ligne et sur les données de leurs clients. L’aversion est telle que le siège de Palantir a été déplacé l’an dernier de Palo Alto à Denver (Colorado).
Thiel et Karp n’ont, en revanche, absolument aucune répugnance à travailler pour le gouvernement américain. Dès le départ, dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001, ils se sont mis au service des « démocraties occidentales », excluant tout net Chine et Russie. « Nous avons choisi notre camp, et nous nous y tenons », affirme Karp. Manière de répliquer aux attaques incessantes dont Palantir est l’objet à propos de son rôle, avéré ou non, dans le sabordage de WikiLeaks, dans le piratage des comptes Facebook par Cambridge Analytica, dans l’attribution d’objectifs à des drones tueurs, dans la chasse à des migrants clandestins qui sont séparés de leurs enfants…
Réseau. Brégier n’ignore rien, bien sûr, de ces polémiques. Il préfère rappeler que Palantir travaille aussi, bénévolement, pour des ONG qui distribuent des vivres aux sans-abri, organisent les secours en cas de catastrophe, localisent les SDF dans une ville, démasquent des pédophiles… En Europe, la base principale de Palantir est l’Angleterre, qui regroupe 600 chercheurs. Mais Brégier ne veut pas rester à l’écart et souhaite que ses équipes participent aussi à l’écriture des impressionnants logiciels maison. Quand il est arrivé, en septembre 2018, la filiale France employait une quarantaine de personnes. Aujourd’hui, ils sont une centaine, sortis de Polytechnique, Télécom Paris, Centrale… « Que du haut de gamme », dit Brégier. Reste que l’essentiel, pour lui, consiste à trouver de nouveaux clients français en plus de la DGSI, d’Airbus et de Sanofi, histoire de gonfler un chiffre d’affaires hexagonal (70 millions d’euros) encore modeste. Son réseau de polytechniciens et son parcours
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Le 30 septembre 2020, Palantir entre à Wall Street, avec une valorisation de 21 milliards de dollars. Qui a, depuis, plus que doublé.
exceptionnel lui ouvrent ■ toutes les portes. « Avec ses solutions, Palantir aide les grands groupes français à se renforcer, à gagner du temps. Nous avons beaucoup de concurrents, dit Brégier, mais ce que l’on propose est unique au monde. »
Bunker. Il vient de frapper un grand coup en signant un contrat de six ans avec l’équipementier automobile Faurecia (14,6 milliards d’euros de CA) pour une mission tous azimuts : réduire la consommation de matières premières, améliorer la R&D, garantir la qualité des achats, aller vers la neutralité carbone et, last but not least, accélérer la transformation numérique. Ce contrat constitue presque un exploit car Palantir, en France, n’évolue toujours pas en terrain conquis. La preuve, en avril 2020, quand après quelque hésitation le gouvernement a refusé ses services (gratuits) dans la lutte anti-Covid. Pourtant, il n’a jamais été question de ficher individuellement les patients ou de s’approprier les données sanitaires comme un butin de guerre, mais juste d’harmoniser la prise de décision entre de trop nombreux intervenants (ministres, préfets, hospitaliers…). « On n’aurait sans doute pas fait de miracles, mais on aurait pu apporter de la visibilité et de l’aide à la coordination, car nos solutions sont bien adaptées à la gestion de crise. » Seulement, on ne plaisante pas avec la souveraineté numérique. « Pas question de faire entrer le loup dans la bergerie », dit un responsable du Conseil du numérique.
« Ce n’est pas sérieux. Nous avons des centaines de clients de renom dans le monde, dont la DGSI en France, et aucune faille de sécurité n’a jamais été décelée. Notre réputation, et plus fondamentalement notre business, dépend de notre capacité à protéger leurs données. » À la DGSI (dont le contrat a été renouvelé en 2019) comme chez tous les clients de Palantir, les données tournent en circuit fermé, les accès à Internet sont verrouillés, il n’y a pas de « porte dérobée » par laquelle on pourrait les siphonner. Mais cela n’épuise pas pour autant le débat sur la souveraineté numérique. Comme l’avait souligné Thomas Gassilloud, député LREM, auteur en 2018 d’un rapport à l’Assemblée sur la numérisation des armées : porte dérobée ou pas, les employés de Palantir savent très bien sur quoi travaillent leurs clients, « ce qui peut poser problème ». Et qui peut garantir qu’un jour Washington n’intime pas l’ordre à Palantir de cesser toute collaboration avec un pays qui, quoique allié, se révélerait récalcitrant ? En tout cas, la DGSE (renseignement extérieur) a refusé de travailler avec Palantir. Quant au ministère des Armées, il va au-delà. Avec son projet Artemis, il veut tout bonnement créer un Palantir français en agrégeant des forces du privé (Atos, Capgemini, Thales, Sopra Steria…) et du public (CEA). C’est que « la guerre, demain, ce ne sera pas seulement les chars et les porte-avions, ce seront d’abord les données », explique Cyril Dujardin, responsable des missions critiques chez Atos.
Pas d’état d’âme. D’abord conçu pour les armées, Artemis devra pouvoir servir ensuite à des applications civiles. Bien des spécialistes, cependant, ont des doutes sur cet ambitieux programme : « On voit mal un Palantir français sortir d’une coopération entre mastodontes. Partir de zéro, c’est l’affaire des startup. » Dujardin se veut pourtant optimiste : « Le cas français n’est pas désespéré, nous sommes encore dans les temps pour bâtir une solution hexagonale. » Il souligne qu’Artemis prévoit de solliciter une nuée de start-up françaises : « Elles nous apporteront les briques qui nous manquent. » Pendant ce temps, Fabrice Brégier continue de tracer son chemin, avec de nouveaux clients français en perspective (mais chut ! c’est secret) : « Puisqu’il n’existe pas de solution française ou européenne, le plus simple, dans l’immédiat, c’est de recourir à Palantir France. Nos logiciels sont américains, mais ils sont déployés par des ingénieurs français pour le compte de nos clients français. » Pour lui, aucun état d’âme, il travaille toujours pour l’industrie nationale et non pour le « grand Satan américain »
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« Notre réputation dépend de notre capacité à protéger les données de nos clients. » F. Brégier
Créé en 1904, St Hubert est un groupe agroalimentaire français spécialisé en matière grasse d’origine végétale (margarine). Cette entreprise fabrique ses produits (St Hubert Oméga 3, St Hubert 41, St Hubert BIO, Le Fleurier) dans une usine en Lorraine. Enregistrant un chiffre d’affaires de 150 millions d’euros, elle emploie 220 salariés en France, en Italie et en Chine, dont sont originaires ses principaux actionnaires (Fosun, Sanyuan). (54 ans, maîtrise de gestion de l’université Paris-Dauphine) en est le président et directeur général depuis avril 2020. Il a débuté sa carrière chez Danone avant d’occuper des fonctions de direction générale chez Stanley Black & Decker et Dorel Industries. À ses côtés,
(40 ans, Essec) est directrice marketing ; précédemment, elle a collaboré chez Colgate Palmolive, Spotless et Oliviers & Co. Ancien de Danone et Marie Groupe Uniq, (53 ans, executive master Sciences Po Paris) est directeur des ressources humaines. (57 ans,
Charles de Kervenoaël Agathe Lavoisier Pascal Arens Yves Pouilly
DUT tech de co, Executive MBA HEC), passé par Danone, Savencia et Yoplait, est directeur commercial. Ex-Danone,
(54 ans, Escem) est directrice achats, supply chain et développement durable.
(48 ans, Sup de co Clermont-Ferrand) est directeur général adjoint après des expériences chez Deloitte, Ernst & Young, Zannier et Bonduelle. Ancien de Kraft Foods et Campari,
(57 ans, diplômé en administration des affaires à l’université Bocconi de Milan) est directeur général de la filiale italienne. (60 ans, maîtrise AES Poitiers), passé par Marie surgelés & frais, Barilla, Orangina et Groupe Castel, est directeur industriel.
(45 ans, Neoma Business School) est directrice financière, après avoir travaillé chez Ernst & Young et Pernod Ricard. (50 ans, AgroParisTech), exMcDonald’s, Terrena, Agrial et Bonduelle, est directrice recherche et développement/qualité
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Mireille Besson Paolo Migliavacca de Chauny John Thiault-Princelle Didier Dubos Catherine Choquet Anne-Sophie Mallet
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