La leçon de correspondance de Jean d’Ormesson
Comment le Guépard de Neuilly composait-il ses lettres ? Un recueil paraît : l’occasion de se pencher sur les différents aspects de sa technique.
directe, l’éloge qui porte ces burgraves si haut qu’il aurait encouru le lumbago à leur baiser la babouche. On sait se tenir : restant digne et habile, ce chat botté vaut mieux qu’un lèche-bottes. Et les maîtresses de maison du XVIe arrondissement, qui le voyaient souvent comme un ludion stellaire jaillissant de la soupière, resteront perplexes devant les messages savants qu’il réservait à Max Horkheimer ou à Ronald Syme – qui, dites-vous ?
Voulez-vous toutefois l’Ormesson rituel, inventant les bons mots des autres pour masquer qu’ils sont de lui, maître spontané de l’allegro français, joueur de go sur la pelouse du château ? Il est là d’abondance. « Je réponds assez vite aux jeunes filles et aux fous. J’ai du mal à répondre aux autres », professait-il. Si l’on apprend au passage que Jean d’Ormesson ambitionna en 1946 de se présenter à l’ENA et qu’il vota « non » au référendum de 1962 sur l’indépendance de l’Algérie, on le voit tôt briller par ses qualités ambidextres. Également aimable avec un Georges Bidault rallié à l’OAS et un Michel Debré qui la combat, fêtant en 1995 son anniversaire au vaincu Édouard Balladur tout en félicitant l’élu Jacques Chirac, cet esprit orléaniste use de stéréos délectables, tant un centriste de vocation apprend à danser sur ses deux pieds.
Ce praticien de l’éventail sait-il manier la ciguë ? Oui, sans trop d’affect, avec une sorte de négligé XVIIIe siècle, comme en passant. Dire que Robert Hersant est « un aventurier sympathique que les scrupules n’étouffent pas » relève du sens commun. Plus âpre est l’adresse frontale à Jean-Edern Hallier, qu’il traite de « Dr Jekyll de la littérature » et d’« enchanteur pourrissant ». Quand Jean le danseur sent qu’un cuir d’éditorialiste espère la brosse à reluire, il flatte son compère Jean Daniel d’un « C’est un bonheur pour notre époque de t’avoir pour témoin », où le coup de chapeau au paon camusien dissimule un ricanement
voltairien. Il n’hésite pas à morigéner Giscard, qui a dit trop de bien de Sartre, « le dernier de nos maîtres à penser n’a enseigné que l’erreur ». Et quand le patricien aux pieds nus saisit la perceuse, cela tourne aux giclées de mépris, ainsi de Roger Peyrefitte – « une ordure, une ignominie, une nausée ».
C’est toutefois dans les nuances du fiel académique que le Frank Sinatra des lettres françaises donne sa mesure feutrée. Le beau titre du recueil Des messages portés par les nuages, trouvé par Jean-Marie Rouart en allusion aux petits mots qu’ils échangeaient pendant les séances du dictionnaire, recouvre divers types de cumulonimbus. Candidat, on voit Jean d’O vanter « l’ombre protectrice » de Jean-Jacques Gautier et flatter le dos de Guéhenno comme d’une vieille chatte. Élu, il s’amuse. « Une sourde fureur couve sous les têtes chenues», relève-t-il devant les foucades du secrétaire perpétuel Maurice Druon, quoique ce dernier lui fasse servir en 1994 « un château-la-conseillante 1982, à tomber ». L’élection au fauteuil de Louis Leprince-Ringuet, rebaptisé « Leprince-Ringard », suscite cette aimable rosserie : « Il faudra organiser une rafle pour trouver un successeur. » Michel Déon est-il élu, il reçoit cet avertissement : « Le niveau d’âge de tes admiratrices va s’élever d’un seul coup : c’est ça le plus dur. »
Grand chambellan. Le titulaire du fauteuil 12 voyait en l’Académie « un milieu plus vicieux encore que la politique », mais le défend dans une lettre de 1981 à Jean Mauriac: «C’est une institution. Elles ne valent rien, mais elles tiennent. » Et les manoeuvres ourdies pour circonvenir Marguerite Yourcenar, où l’habile épistolier se fait à la fois grand chambellan et subtil tentateur, sont exécutées comme une figure de ballet. En 1976, offre de collaboration au Figaro. En 1977, on tâte le pavé pour l’Académie. En 1979, franches ouvertures. En 1980, élection. Ce séducteur aura su, comme personne, disposer des palmes sous les socques de l’impératrice macérée. On ne sait si elle lui en tint grande reconnaissance.
Sur le chapitre des dames, le vicomte importe le triangle des Bermudes à Saint-Fargeau. L’image dans le tapis restera pour longtemps celée. Certes, on recense deux lettres brûlantes à Nine de Montesquiou, mais elles datent de 1948 – il y a prescription. Pour le reste, allusions sans appuyer. À son ami le biologiste brésilien Carlos Chagas, père de quatre filles, il écrit en 1994 : « À défaut d’être toi, j’aurais aimé être ton gendre. » À son départ pour la Chine en 1987, le vagabond qui passe sous une écritoire trouée fait mine de confesser à Michel Mohrt : « Je te raconterai dès mon retour tout ce que m’auront fait les filles de mandarins. » On n’en saura pas plus sur les aventures de ce centriste
« Si vous me répondiez négativement, nous reprendrions le mot de Paulhan : “Mettons que je n’ai rien dit.” Mais j’espère ardemment une réponse positive. »
À Marguerite Yourcenar,
2 octobre 1979
a bouleversé l’équilibre de la famille. Mais attention : rien à voir avec un témoignage éploré ou un énième livre sur un fait divers sordide. Car le propre de Maggie Nelson, souvent comparée à Joan Didion ou à Susan Sontag, est d’inventer des formes littéraires qui lui appartiennent, toujours en croisant les genres. Ainsi, dans Bleuets, variation autour de la couleur bleue et de la rupture amoureuse, ou Les Argonautes, best-seller qui la propulsa star de l’autofiction, et où elle racontait son histoire d’amour avec l’artiste transgenre Harry Dodge et son expérience de la maternité.
Coup de tonnerre. Saluée par le Norvégien Karl Ove Knausgaard, pape de l’autofiction, aussi bien que par l’actrice Emma Watson, Maggie Nelson a l’art de mélanger les genres, entremêlant références philosophiques et fragments autobiographiques sans jamais perdre son lecteur, le tout dans une langue aussi poétique que puissante. Jane, un meurtre s’inscrit dans cette veine, puisqu’il s’agit d’un recueil de poèmes, auxquels s’entrelacent des pages de journaux intimes de sa tante et le récit de ses efforts pour mieux la comprendre ou pour reconstituer les circonstances du drame. En 2004, alors que le livre s’apprêtait à paraître, Maggie Nelson pensait qu’elle en aurait désormais fini avec la tragédie familiale. Raté. Cette année-là, la police appelle sa mère : l’enquête est rouverte. Un nouveau suspect a été identifié.
De ce coup de tonnerre elle choisit de faire un nouveau livre. Ce sera Une partie rouge, déjà paru en français, mais présenté cette fois tête-bêche avec Jane, un meurtre : deux faces d’une même obsession et une très belle idée éditoriale. Maggie Nelson accompagne sa mère au procès et note tout, le terrible et le dérisoire. Le procès n’a pas l’éclat imaginé. Le meurtrier présumé, encore moins. « Je me sens désorientée. Je pensais affronter le visage du mal et je me retrouve face à Elmer », raconte-t-elle avec un talent très affûté pour convoquer l’humour ou l’absurde au coeur du désarroi. Dans ce récit virtuose, l’anecdote intime s’inscrit dans une réflexion plus ample : pourquoi une telle fascination pour la violence faite aux femmes ? Nelson questionne les fantasmes récurrents de l’Amérique, d’autant plus friande de faits divers que la victime est jeune et belle… Qu’elle parle d’elle ou des autres, Maggie Nelson captive toujours. Et si être écrivain, c’était se laisser hanter ?
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Jane, un meurtre, traduit de l’anglais par Céline Leroy, suivi d’Une partie rouge, traduit par Julia Deck (Éditions du sous-sol, 448 pages, 23 euros).