La démocratie en cinq leçons bataves
Les législatives de mars aux Pays-Bas sont riches d’enseignements pour notre échéance de 2022.
Pour le meilleur ou pour le pire, les Pays-Bas sont à l’avantgarde de l’Europe. Au XXe siècle, les Néerlandais jugeaient que leur libéralisme sociétal faisait de leur pays un « Gidsland », un guide pour l’humanité. Mais, au début du XXIe siècle, le multiculturalisme et ses accommodements coupables avec l’islam politique ont nourri l’essor du populisme identitaire de droite. En 2004, l’assassinat du cinéaste Theo Van Gogh par un islamiste a illustré la violence fanatique du djihadisme contemporain et préfiguré l’attentat, onze ans plus tard, contre Charlie Hebdo, à Paris. Les tendances qui naissent aux Pays-Bas méritent d’être observées de près. À cet égard, les élections législatives tenues à la mi-mars sont riches d’enseignements.
La première leçon est pratique : les élections peuvent se tenir en pleine pandémie. En étalant le vote sur trois jours, en installant des urnes en plein air où les électeurs glissaient leur bulletin sans descendre de vélo, les Néerlandais ont montré qu’avec de l’imagination et de l’organisation on pouvait satisfaire l’impératif démocratique dans le respect des règles anti-Covid. Le taux de participation a atteint près de 80%! Le report des échéances électorales n’est aucunement inévitable.
Deuxième leçon, la proportionnelle n’est synonyme ni d’instabilité ni de montée des extrêmes. Peu de pays ont un système aussi représentatif que les Pays-Bas, où un parti obtient un député dès lors qu’il recueille 0,7 % des suffrages. Dix-sept formations sont entrées au Parlement cette fois-ci. Néanmoins, le Premier ministre, Mark Rutte, en fonction depuis onze ans, a toutes les chances de diriger la prochaine coalition.
Troisième leçon, les grands partis de masse appartiennent au passé. Chrétiens-démocrates et travaillistes, partisans respectivement de l’Église et de l’État-providence, qui ont dominé la vie politique néerlandaise depuis la Seconde Guerre mondiale, ne pèsent plus que 24 députés à eux deux sur 150. Les grandes idéologies cèdent le pas aux personnalités fortes et charismatiques, comme celle du pragmatique Mark Rutte, de la libérale de gauche Sigrid Kaag, ou des tribuns populistes Geert Wilders et Thierry Baudet. Les partis unidimensionnels prolifèrent, défendant qui le bien-être des animaux, qui les intérêts des retraités, qui ceux des agriculteurs, des calvinistes intégristes ou encore des Néerlandais d’origine turque. Abreuvés d’une offre politique pléthorique, les électeurs consommateurs zappent d’un parti à l’autre. « La personnalité l’emporte sur le parti, la performance sur le programme et l’authenticité sur la compétence », observait il y a quelques années le politologue de l’université d’Amsterdam Jos De Beus.
Quatrième leçon, le clivage s’accentue entre cosmopolites et autochtones. Les forces politiques qui gagnent du terrain sont d’un côté les européistes, de l’autre les populistes eurosceptiques. Celles qui n’ont pas de discours tranché sur l’Europe périclitent. La pandémie a nourri une protestation anticonfinement que l’extrême droite antisémite de Thierry Baudet, partisan de la sortie de l’Union européenne, a su exploiter pour gagner 6 députés. En face, le parti libéral de gauche, proeuropéen, a engrangé 4 députés de plus et le nouveau parti paneuropéen Volt a fait une entrée remarquée à la Chambre avec 3 députés. Quinze ans après le «non» que les Néerlandais opposèrent, à l’instar des Français, au projet de Constitution européenne, l’Europe est devenue un marqueur du débat politique à La Haye. Elle a pris le pas sur la question de l’immigration.
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Cinquième et dernière leçon, les deux partis arrivés ■ en tête sont aussi les deux qui se réclament du libéralisme, de droite pour Rutte, de gauche pour Kaag. Ce n’est pas un hasard. Les libéraux sont les seuls, populistes mis à part, qui arrivent encore à rassembler au-delà des niches et des intérêts catégoriels. Le dénominateur commun des deux tendances libérales est moins dans un programme partagé que dans une attitude d’optimisme face à la vie, de confiance dans la responsabilité individuelle et de volonté de protéger les libertés des citoyens. De quoi, peut-être, inspirer quelques candidats à la présidentielle française
■ une position pour la simple raison qu’une personne détestable la partage, en faisant jouer la contamination symbolique. Ainsi, il est faux de dire que les végétariens sont des nazis simplement parce que Hitler était végétarien. Malgré son caractère irrationnel, pourtant, la reductio ad Hitlerum – et désormais ad Trumpum – a encore de beaux jours devant elle.
Cette intimidation morale n’est pas seulement nuisible au débat argumenté, elle incite les progressistes allergiques à la vision identitaire des cultural studies à se taire, par peur ou solidarité, confirmant malheureusement la fausse impression que le débat actuel se déroule entre les gentils woke et les méchants réacs.
Elle empêche aussi les modérés, de droite ou de gauche, qui sont les plus nombreux d’entre nous, de répondre de façon adéquate aux dérives de ces études. L’intuition de la majorité la pousse à s’y opposer radicalement, mais, craignant les procès en trumpisme, elle préfère nouer des compromis avec l’identitarisme de gauche. C’est pourtant une bien mauvaise idée. Le raisonnement du philosophe Nassim Nicholas Taleb, dans son livre Jouer sa peau, peut aider à le comprendre. Il y explique qu’un groupe intolérant qui veut imposer ses règles mais ne consent pas à celles des autres l’emportera toujours sur la majorité tolérante, prête à adopter les choix d’autrui car elle y est indifférente. Taleb donne l’exemple des sodas aux États-Unis, dont il a remarqué qu’ils sont presque toujours casher : puisque les juifs pratiquants ne peuvent pas faire de compromis à cet égard mais que la majorité y est prête, les industriels ne produisent que des sodas casher, qui seront bus par les juifs pratiquants comme par tous les autres. Dans le cas qui nous occupe, cela signifie que si les modérés ne critiquent pas avec force, eux aussi, les études culturelles, elles continueront de prospérer sous leur forme actuelle. Quand les principes fondamentaux de nos sociétés sont en jeu, même les plus tolérants doivent apprendre à être intolérants
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