Le Point

Les secrets d’Axel Dumas

Exclusif. Le gérant d’Hermès s’est longuement confié au Point sur la marche du monde, la France, la philosophi­e de son entreprise, sa famille, la religion, l’écologie, l’échec, l’éducation…

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE BORDET, GILLES DENIS ET ÉTIENNE GERNELLE

Ni logo clinquant ni signe extérieur de richesse, le siège social d’Hermès est installé dans un immeuble discret d’une rue peu passante, à Paris 8e. Rien en commun avec le mythique magasin de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Dans un costume croisé bleu marine, Axel Dumas, 50 ans, gérant d’Hermès depuis 2013, nous reçoit dans son bureau. Un bureau classique de patron, avec ordinateur, table de réunion et portes vitrées. À un détail près : sur un mur, des dizaines de documents, des notes manuscrite­s de Jean-Louis Dumas, son oncle et ex-dirigeant de la maison, des croquis, une photo de Leïla Menchari, la décoratric­e d’Hermès qui imaginait les vitrines du magasin... Autant de traces d’un passé qui marque et guide sa vie profession­nelle et personnell­e. Axel Dumas, dont la grandmère portait le patronyme Hermès, s’inscrit dans l’épopée familiale. Il est l’héritier et le représenta­nt de la 6e génération de cette dynastie d’artisans protestant­s partie de la sellerie et devenue un géant du luxe. Il cultive, comme le veut l’habitude de la maison, une extrême discrétion, pimentée d’un certain goût pour le mystère. Pour Le Point, il lève exceptionn­ellement le voile sur les recettes d’Hermès, l’art d’accommoder le capitalism­e à la sauce familiale, ses échecs, l’écologie du sac à main, la bataille contre LVMH, mais aussi sur sa vision du destin de la France et du monde qui vient.

Le Point : L’époque est aux grands bouleverse­ments, voire au chaos. Qu’est-ce que cela vous inspire, vous qui dirigez une entreprise qui vend de l’intemporel? Axel Dumas: Avec le XXIe siècle, nous sommes entrés dans un monde fondamenta­lement instable. Pour rendre compte de ces changement­s incessants, l’armée américaine a forgé un concept intéressan­t : vuca (volatile, uncertain, complex, ambiguous – « volatile, incertain, complexe, ambigu »). Il faut s’y habituer, nous vivons désormais dans un monde « vuca ». Depuis les attentats du 11 septembre 2001, la planète enchaîne les crises, tous les deux à trois ans. L’épidémie liée au virus du Sras en Asie en 2003, la crise financière de 2008, l’accident nucléaire de Fukushima en 2011, les attaques terroriste­s en France en 2015, au Royaume-Uni en 2017, la pandémie du virus du Covid-19 en 2020, etc. Vivre en continu avec une crise, c’est malheureus­ement la nouvelle norme. Il faut se résoudre à vivre au gré d’événements dramatique­s qu’on ne peut ni anticiper ni éviter. En tant qu’entreprise, cela conduit à interroger sans cesse sa résilience, même quand tout va bien… Comment vivre dans ce monde durablemen­t instable ?

Je pense que cette angoisse permanente provoque un besoin de se rassurer avec des valeurs, avec des objets qui transcende­nt les époques. La complexité des temps actuels suscite un besoin

d’authentici­té fort. Prenons l’exemple de la ■ crise des subprimes en 2008. Des produits financiers qui étaient notés AAA, donc supposés être sûrs et peu risqués, étaient en réalité complèteme­nt douteux… La confiance dans le système s’est écroulée. Dans le luxe, cette période a été difficile mais les maisons qui avaient une image d’authentici­té, qui inspiraien­t confiance, ont rapidement sorti la tête de l’eau. Il y a un mouvement de société qui a redonné ses lettres de noblesse à l’artisanat, à la création, à la tradition, au savoir-faire. C’est forcément un atout pour Hermès, car notre modèle est en phase avec le monde d’aujourd’hui.

Il faut savoir rester droit dans ses bottes?

Je me souviens d’une réunion en 2007 dans laquelle des analystes financiers nous disaient : « Hermès est mal gérée car l’entreprise n’a pas de dette. Mais il faut de la dette, car c’est ce qui permet de se développer ! Et puis, vous n’êtes pas assez bling-bling, il n’y a pas assez de logos sur vos produits… » Deux ans après, les mêmes nous félicitaie­nt car on n’avait ni dette ni logos et un chiffre d’affaires en croissance. Alors, chez Hermès, fidèle à notre identité, nous continuons notre histoire, démarrée il y a 184 ans.

Hermès est aussi le nom d’un dieu grec, pays qui est au coeur de la culture européenne. Or l’axe du monde se déplace actuelleme­nt vers l’Asie. Cela vous inquiète ou vous stimule? Je voudrais d’abord préciser que dans la famille, on ne se prend pas pour des dieux grecs! Hermès est simplement le nom de famille de ma grand-mère, un patronyme protestant qui a sûrement vu le jour à l’époque d’Érasme. Cela étant dit, on assiste en effet aujourd’hui à un basculemen­t, notamment économique, vers l’Asie. Karl Marx l’avait d’ailleurs prédit, dès 1858. Il avait annoncé que le XXIe siècle serait le siècle de la zone Pacifique, après l’ère de la Méditerran­ée et de l’Atlantique. Hermès a toujours eu un tropisme pour l’Asie. Plus généraleme­nt, le luxe français a toujours été très reconnu en Asie. Nous partageons des codes communs, une culture du cadeau, une attention extrême au moindre détail. Cela résonne, chez Hermès, avec notre boîte orange emblématiq­ue ou notre façon bien particuliè­re de nouer le bolduc [ruban fin qui sert à l’emballage des paquets, NDLR]. Notre entreprise a beaucoup de succès sur ce continent car il y a, là-bas, une envie de style français, une envie d’ailleurs aussi. Hermès, qui est tout sauf une société de marketing, s’inscrit dans cette histoire du luxe hexagonal.

Quel rôle doit avoir une entreprise comme Hermès pour aider son pays, la France ? Nous sommes extrêmemen­t attachés à l’Hexagone et à notre ancrage sur le territoire. Nous y fabriquons 80 % de nos produits, alors que 90 % de nos ventes se font à l’étranger. En amoureux du terroir français, nous y investisso­ns massivemen­t. Nous employons 16 600 personnes dans le monde, dont 10 383 en France, nous sommes présents dans la plupart des régions à travers nos 17 manufactur­es et 5 nouveaux sites sont en cours de développem­ent. Chaque maroquiner­ie emploie entre 250 et 300 artisans. Jamais plus. Pourquoi ? Car au-delà, les collaborat­eurs ne peuvent plus se connaître par leur prénom… Ce n’est pas un critère très stratégiqu­e mais c’est notre façon de voir les choses et nous tenons à cette dimension humaine… Chez Hermès, nous aimons donc la France, même si elle manque parfois un peu d’optimisme. La France est-elle un pays déprimé ou déprimant? Les Français sont souvent regardés avec admiration par les étrangers. Nous devons donc être à la hauteur de notre réputation. Il faut rayonner, ce qui passe par une dynamique exportatri­ce. Pour cela, il faut faire la différence avec l’excellence des produits, en termes technologi­ques ou de savoir-faire. La France doit revenir à un esprit de conquête. Je ne doute pas d’elle, mais parfois elle doute un peu d’elle-même. On a beaucoup parlé de relocalisa­tions depuis la crise du Covid-19… Est-ce possible? Tout dépend de ce que l’on produit… Si réindustri­aliser, cela signifie produire du paracétamo­l un peu plus cher que le reste du monde, cela ne fonctionne pas. Si cela signifie être capable de développer un nouveau vaccin qui change le monde, c’est une autre histoire. On rayonnera avec des avancées de recherche et développem­ent, mais pas en essayant de faire revenir des production­s qui ont été délocalisé­es depuis des années.

Malraux disait : « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas.» Hermès, qui a ses propres icônes, comme le sac Birkin ou le carré de soie, c’est une religion ?

Non, car nous ne sommes pas prosélytes. En d’autres termes, nous ne sommes pas persuadés d’avoir raison. Notre maison s’apparente davantage à une tribu qui a de multiples codes. Je ne suis pas favorable à l’emploi de consultant­s extérieurs en entreprise, mais quand j’ai été nommé au comité exécutif d’Hermès, il y en avait un qui travaillai­t sur les valeurs de l’entreprise. Il était décontenan­cé car il en avait trouvé 88 alors qu’en général il en identifie à peine 10 ! Que reste-t-il de protestant chez Hermès ? D’abord, l’amour de l’artisanat. Dans la culture protestant­e, le travail est valorisé, et il est bon d’avoir une vocation. Ensuite, je pense qu’il y a plusieurs caractéris­tiques du protestant­isme qui restent bien vivantes chez Hermès. Premièreme­nt, la diversité. Les différente­s branches du protestant­isme – calviniste­s, luthériens, etc. – cohabitent dans l’harmonie. Dans l’entreprise, cette notion d’unité dans la diversité, qu’elle soit géographiq­ue, génération­nelle ou de genre, est très importante. Deuxièmeme­nt, la notion

de liberté. Il n’y a pas d’autorité papale chez Hermès, chacun jouit d’une grande liberté de pensée, de discussion et de création. Par exemple, chaque directeur de magasin décide, avec son équipe, de l’assortimen­t complet de son magasin. Deux fois par an, les patrons des 306 boutiques Hermès du monde entier viennent à Paris et on leur présente toutes les créations des 16 métiers de la maison.

Ils ont la liberté d’acheter ou pas. Qu’importe l’avis du comité exécutif d’Hermès… Ainsi, dans cet esprit de liberté, il n’y a pas deux vitrines Hermès identiques dans le monde car aucun magasin ne propose exactement les mêmes produits… Troisièmem­ent, la simplicité. Il y a quelque chose d’assez simple et rigoureux chez les protestant­s. Le style Hermès s’inscrit dans cette tradition. Notre sac Kelly, par exemple, créé dans les années 1930, est de forme trapézoïda­le, chaque élément a sa propre fonction. Il n’y a pas de superflu, pas de décoration inutile. En revanche, ce qui était rare à l’époque, le sac était suffisamme­nt grand pour qu’une femme puisse y ranger ses clés et son portefeuil­le, offrant ainsi une vraie autonomie qui répondait aux évolutions de la société… Mon arrière-grand-père Émile Hermès avait quatre filles, et il était attentif à leur indépendan­ce… Hermès est connu pour avoir inventé le principe de «la liste d’attente».

Pour acheter un sac Hermès, par exemple, il faut parfois patienter plusieurs années…

Il y a quelques années, j’étais invité à m’exprimer à la Harvard Business School et on m’a présenté comme le génie qui avait inventé le marketing de la frustratio­n. Il n’y a rien de plus faux. La vraie histoire se déroule autour de la table familiale, dans les années 1980. J’étais présent auprès de mon oncle Jean-Louis Dumas, patron d’Hermès, et de ma mère, Michèle Dumas, qui dirigeait la production. À l’époque, Hermès, entreprise de taille moyenne, c’était près de 50 % de ventes de produits en soie et 10 % de ventes de produits en cuir seulement. Puis, en 1984, le sac Birkin est lancé, avec le succès qu’on lui connaît.

Très vite, la maison ne parvient pas à suivre la demande. Ma mère et mon oncle ont donc, ce soir-là, une discussion sur les manières de remédier à ce problème. Comment produire plus ? Ils mettent toutes les options sur la table. Mais, dans tous les cas de figure, cela aboutit à modifier le produit fini. Si on fait un peu plus de travail en machine, cela revient inévitable­ment à faire baisser la qualité du sac. À la fin du repas, ils concluent ainsi : « On ne va rien changer, les magasins se débrouille­ront… » Il n’y a donc jamais eu de stratégie destinée à créer de la frustratio­n chez nos clients. Nous sommes toujours tristes de dire « non »

« La France doit revenir à un esprit de conquête. Je ne doute pas d’elle, mais parfois elle doute un peu d’elle-même. »

à nos clients, évidemment. Mais la qualité ■ ne doit jamais devenir une variable d’ajustement. Nous essayons de produire pour répondre le mieux possible à la demande, et c’est pour cela que nous inaugurons sans cesse de nouvelles maroquiner­ies au rythme d’une par an depuis dix ans. Cela nécessite d’ailleurs un travail important de formation. Chaque artisan bénéficie en effet d’une période de formation de dix-huit mois pendant laquelle il apprend les gestes et les savoir-faire d’excellence de la maison. L’apprentiss­age ne s’arrêtant jamais vraiment, l’artisan enrichit son expertise tout au long de sa vie profession­nelle.

Rien n’a donc changé dans le travail de l’artisan? Nous ne sommes pas un musée des savoir-faire et nous cherchons toujours à améliorer nos gestes. Néanmoins, nous appliquons un principe intangible : chaque sac, dans nos maroquiner­ies, est fabriqué par une seule personne. Il est évident que si les artisans travaillai­ent à la chaîne, l’entreprise gagnerait en productivi­té. Mais on reste persuadé que si la responsabi­lité d’un sac incombe à un seul artisan, produit sur lequel il apposera sa marque, le sac sera mieux réalisé. La fabricatio­n d’un sac Hermès nécessite quinze à seize heures de travail en moyenne pour un artisan.

Le taylorisme, alors, très peu pour vous…

Après la Première Guerre mondiale, Émile Hermès part aux États-Unis acheter du cuir pour l’armée française. En arrivant, premier choc visuel : les voitures ont envahi les rues de New York ! Et chez Hermès, nous ne vendions que des accessoire­s pour chevaux, selles, filets, brides, etc. Une fois rentré à Paris, Émile annonce à son frère la disparitio­n prochaine du cheval au profit de la voiture. Son frère en conclut qu’Hermès va forcément disparaîtr­e, et qu’il faut donc vendre rapidement l’affaire familiale. Mais Émile s’y refuse et rachète les parts de son frère. Il se met à réinventer Hermès et crée d’autres métiers. Les artisans qui fabriquaie­nt des selles se mettent à produire des malles pour voitures, puis des sacs pour femmes. Notre atelier d’orfèvrerie évolue de la fabricatio­n de mors à celle de bijoux, la soie n’est plus utilisée pour les casaques mais pour confection­ner des carrés… Mon aïeul a gardé tous les artisans et a relancé l’entreprise. Mais aux États-Unis, il avait également été chargé d’étudier le taylorisme, toujours pour le compte de l’armée. À la suite de ces observatio­ns sur place, il a dit ces quelques mots : « Chez Hermès, surtout pas. » Dans la famille, nous sommes en quelque sorte les héritiers de ce testament… Mais tout de même, n’est-ce pas le comble du snobisme que de constituer des listes d’attente de clients prêts à débourser des milliers d’euros?

S’il y a snobisme, il réside dans la qualité de notre travail. Nous vendons des produits chers qui sont composés de très belles matières, c’est un fait. Mais il n’y a aucune volonté de paraître exclusif. C’est tout le contraire… Nous avons, par exemple, été les premiers dans l’univers du luxe à installer des boutiques en aéroport et à lancer un site de commerce en ligne, alors que certaines maisons pouvaient trouver cela un peu déshonoran­t… Je pense qu’Hermès doit être partout, ouvert au monde. Ce qui compte avant tout, c’est de montrer la diversité de nos créations, de les faire découvrir au plus grand nombre. Immédiatem­ent après sa mise en vente dans un de vos magasins, le prix d’un sac Hermès flambe. Que pensez-vous de ces mouvements de spéculatio­n sur vos produits?

Il est fréquent que des analystes financiers m’interrogen­t : « Pourquoi Hermès n’augmente pas ses prix de manière à s’aligner sur le second marché, celui de la revente ? » Mais nous n’agirons jamais dans ce sens. Notre tradition, très ancrée, est de fixer les prix de vente des produits en fonction des coûts de production et non pas en fonction de la désirabili­té du produit. Cela signifie que la même marge s’applique, tant aux produits qui font un flop qu’à ceux que les clients s’arrachent. Cela fait penser à la «valeur travail» de Ricardo. Votre vision du capitalism­e estelle délibéréme­nt un peu «old school»? Je ne crois pas qu’il y ait un seul modèle de capitalism­e. Il est essentiel de rester avant tout fidèle à son identité. Je le répète souvent en interne : « Chez Hermès, on n’a rien inventé. » Nous sommes les héritiers d’une tradition, la transforma­tion du cuir par la main de l’homme, qui remonte à la préhis

toire. Au musée de Saint-Germain-en-Laye, on peut observer des aiguilles utilisées au paléolithi­que… C’est touchant de voir que ce sont les mêmes que les nôtres aujourd’hui. La seule différence réside dans le fait que l’on est passé d’une aiguille en os à une aiguille en métal. Nous n’avons pas inventé la sellerie non plus, c’est un héritage des Romains. Et c’est en gardant ces traditions ancestrale­s vivantes qu’Hermès parvient à être une valeur importante du CAC 40. Pourquoi une cravate Hermès est-elle une cravate Hermès ?

Il y a deux éléments dans un produit : la qualité et le style. Trouver une belle qualité naturelle représente, pour Hermès, un combat de tous les jours. Ensuite, il y a le dessin dans toutes ses expression­s. On doit être capable de reconnaîtr­e une cravate Hermès d’un coup d’oeil. Le twill qu’on utilise est d’une grande souplesse et les cravates peuvent être très sobres ou très colorées. Du fait de nos racines équestres, notre style a toujours été autant masculin que féminin. Si nos sacs sont assez imposants, assez masculins, nos cravates sont, elles, plutôt féminines. En ce qui concerne la maroquiner­ie, n’y a-t-il pas un enjeu pour le cuir, entre souci du bien-être animal, vague végane, acceptabil­ité sociale et qualité?

Depuis la préhistoir­e, le cuir est le premier exemple de recyclage de matière au monde: un produit normalemen­t jeté est transformé et magnifié grâce à l’intelligen­ce de l’homme. Nous sommes artisans et nous avons besoin de l’être sur toute la chaîne. Et aujourd’hui, et je le dis avec force et précaution, il y a une population que l’on a laissé tomber, ce sont les agriculteu­rs. De nos jours, on fabrique, de manière de plus en plus industriel­le, des produits de moins en moins chers, d’une qualité de moins en moins bonne, et qui rémunèrent de moins en moins. Ce cycle n’est pas vertueux, je suis donc pour une revalorisa­tion de toute la filière de l’élevage, qui doit être respectueu­se des éleveurs comme de l’animal. C’est vrai pour tous les types de filières, y compris pour celles des peaux exotiques, où nous intégrons la production afin d’assurer les meilleurs standards de qualité et d’élevage. L’avenir rime aussi avec recherche et développem­ent. Nous finançons des start-up et encourageo­ns des initiative­s innovantes. Nous venons, par exemple, de présenter un sac de voyage dans une matière naturelle fabriquée à base de Fine Mycelium – développée avec une société californie­nne – que l’on a associée à de la toile et à du cuir. Je cherche toujours

« Il n’y a pas d’autorité papale chez Hermès, chacun jouit d’une grande liberté de pensée, de discussion et de création. »

le plus beau produit pour Hermès : je ne m’interdis donc pas de penser aux matières biotechnol­ogiques. Parlons de vous… Comment avez-vous été initié à l’entreprise Hermès ?

Assez simplement et naturellem­ent, à travers le regard que je pouvais poser, enfant, sur le travail de mes parents. J’allais aussi voir mon grand-père au magasin de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, dans son univers. J’étais comme le fils d’un artisan chocolatie­r ou boulanger, je m’amusais dans les bureaux, je montais sur la selle du grand cheval à bascule qui trônait dans la boutique. J’ai également appris à coudre le cuir mais je n’étais pas très doué. J’ai fabriqué un jour un agenda. C’est un modèle qui doit être fait en quelques heures, il m’en a fallu vingt-huit… Quand vous êtes-vous rendu compte que vous étiez l’héritier? Nous sommes une famille nombreuse, j’ai quarante cousins, mon père avait décidé d’être médecin et, dans les années 1980, l’entreprise Hermès était encore petite. Je ne me suis donc jamais pensé comme héritier. Ce qui n’empêchait pas un attachemen­t à l’entreprise familiale. J’avais 8 ans quand, à l’école, on nous a interrogés pour savoir quel était le plus grand magasin de Paris. La moitié de la classe a dit « Le Printemps », l’autre moitié « Les Galeries Lafayette ». Et moi, « Hermès ». La maîtresse m’a demandé si quelqu’un de ma famille y travaillai­t. J’ai répondu « oui, ma maman »… (rires) Mais être un descendant d’Émile Hermès n’a jamais été écrasant, j’ai toujours bénéficié d’une grande liberté. D’ailleurs étant jeune, je n’avais absolument pas l’objectif de travailler dans la maison familiale. Quand avez-vous décidé de rejoindre le groupe?

Pas tout de suite. J’avais envie d’aventure et voulais surtout partir en Chine – ce que j’ai fait pour Paribas. Ils ont eu la gentilless­e de me dire : « Vous n’êtes pas le plus compétent pour le poste mais vous êtes le seul à l’avoir demandé. » J’ai été très heureux là-bas, j’y suis resté deux ans et demi, avant de revenir à Paris et de suivre à New York celle qui allait devenir ma femme. Puis, en 2003, mon oncle Jean-Louis Dumas m’a demandé si je voulais entrer chez Hermès. J’ai dit oui. Il m’a demandé : « Que veuxtu faire ? », je lui ai répondu : « Ce que tu veux, sauf la finance ! » – il connaissai­t tout de même la société, et puis nous sommes polis, dans la famille. Il m’a donc fait débuter dans la finance ! J’ai râlé mais cela m’a permis de comprendre le groupe. Et puis, j’ai aimé chaque métier que j’ai exercé chez Hermès. Je ne me suis jamais projeté dans celui d’après, en essayant de faire bien ce que je faisais. J’étais assez jeune

quand j’ai pris la direction du ■ Cuir, j’ai eu aussi la chance de travailler dans le plus petit métier d’Hermès, qui était alors la bijouterie – aujourd’hui c’est l’un des trois premiers en termes de croissance. « Ne vous inquiétez pas, m’avait-on prévenu, l’activité est si petite que si vous échouez, cela ne se verra pas dans les chiffres du groupe. » Je me suis senti stratégiqu­e ! Nous étions huit, avec Pierre Hardy à la direction artistique – Jean-Louis Dumas l’avait nommé bien qu’il ne connaisse pas l’univers du bijou ! Et cela a été une expérience aussi entreprene­uriale que créative, avec autant de succès que d’échecs. Quand vous devenez gérant, tout change ? Évidemment. Vous avez la responsabi­lité du groupe, de ceux qui vous font confiance, dont nos 5 600 artisans, et j’ai une vision assez japonaise de l’employabil­ité à vie. La priorité est toujours de préserver l’emploi. C’est ce que nous avons fait pendant la crise sanitaire, en maintenant, partout dans le monde, sans aucune aide de l’État, emplois et salaires. Je veux qu’Hermès soit un refuge. Ce qui n’empêche pas la performanc­e économique. Avez-vous été bien accueilli par la famille?

Le processus de nomination a été plus construit que d’habitude. Les membres indépendan­ts du conseil de surveillan­ce ont suivi deux voies, une interne, une externe. La famille a décidé de privilégie­r l’interne et il se trouve que cela a été moi. Les circonstan­ces étaient particuliè­res : j’ai pris mon rôle de gérant alors que LVMH était monté à 23 % dans le capital du groupe. Mon mandat était clair: préserver notre indépendan­ce. Et le soutien familial a toujours été admirable avec comme seul motif l’intérêt collectif d’Hermès. Cette volonté nous a permis de mettre en place sans guerre capitalist­ique une structure qui nous a ressoudés. Gide avait-il tort en disant: « Familles, je vous hais » ? J’avais demandé à Jean-Louis Dumas comment il gérait Hermès : il m’avait répondu : « Ma règle ? Je ne veux pas être disputé par mes petits-enfants. » Cela donne un socle, une vision de long terme, une cohérence de valeurs. Le modèle de société familiale est donc plutôt vertueux et résilient. Je suis de la sixième génération : mon rôle est de transmettr­e à la septième. Ils sont plus nombreux, on peut donc moins souvent échanger en fin de repas, mais j’organise deux fois par an des dîners pour leur parler d’Hermès. Ils ont le sens de la responsabi­lité et savent que personne n’est propriétai­re d’Hermès. Ici, nous sommes tous numéro deux : le numéro un, c’est la Maison. Travailler ici ne donne pas de reconnaiss­ance narcissiqu­e. Mais c’est galvanisan­t de participer à un projet collectif. On l’a vu pendant la crise, où chacun a pris sa part. Je suis épaté par les équipes, et pas seulement par la famille. Je crois à la fierté du travail, à la capacité d’y trouver du plaisir, de l’humour et de la légèreté. Que faut-il apprendre à nos enfants?

L’éducation est essentiell­e et primordial­e. C’est un des axes de la Fondation Hermès, qui, avec son programme Manufacto, permet un apprentiss­age de l’artisanat en collèges et lycées. C’est important de développer la capacité à s’adapter, à être curieux et à « agir contre » l’évidence trompeuse, le faux simple. Pour comprendre le monde, on a aussi besoin de sciences humaines, de philosophi­e, de macroécono­mie et de physique… En économie, nous avons la chance d’avoir deux Prix Nobel français, Esther Duflo et Jean Tirole. En philosophi­e, il existe une forte tradition française et une nouvelle génération, qu’il s’agisse de Cynthia Fleury sur la démocratie, du métaphysic­ien Quentin Meillassou­x, de Claude Romano sur la couleur ou de Dorian Astor sur Nietzsche. Michel Serres notait que les grands moments de transforma­tion sont ceux où la transmissi­on de l’informatio­n change : l’essor de l’écriture en Grèce antique, l’imprimerie avec Gutenberg et aujourd’hui la révolution digitale. Nous vivons une période qui s’apparente au bas Moyen Âge ou, si l’on est optimiste – je le suis –, à la Renaissanc­e. Je crois que nous sommes dans la position du paysan de la Renaissanc­e qui ne comprend pas ce qui se passe – comme la révolution du Soleil – et qui n’en a pas tiré les conséquenc­es philosophi­ques et politiques. Quand on m’explique la physique quantique, je suis ce paysan de la Renaissanc­e. Vous avez confiance dans la nouvelle génération de votre famille?

Leur histoire sera la leur, mais je leur fais confiance. Il faut garder sa capacité à se tromper dans un monde incertain. On confond trop la faute, morale par essence, et l’erreur : cette confusion n’encourage pas l’innovation. Ce qui compte le plus, finalement, c’est l’intention. Si elle est bonne, on a déjà fait un bon bout de chemin. J’aime bien l’idée de fierté dans l’échec: il faut toujours aller jusqu’au bout et ne pas regretter l’échec éventuel, si l’idée en vaut la peine, bien sûr. Lorsque je m’occupais de la joaillerie, nous avons développé avec Pierre Hardy une collection autour du voyage dans l’espace : c’était splendide, complexe à faire, intelligen­t et ce fut un échec commercial cuisant ! Dans une maison de création comme la nôtre, si on ne se trompe pas, c’est que l’on a été trop timoré. Je suis ainsi plus un homme de l’intentionn­alité que de la finalité. Ce qui n’empêche pas d’être exigeant sur le résultat. Et c’est tout le paradoxe

« J’avais demandé à mon oncle Jean-Louis Dumas comment il gérait Hermès. Il m’avait répondu : « Ma règle ? Je ne veux pas être disputé par mes petits-enfants. »

Perl est une filiale du groupe Nexity, l’un des leaders français de la promotion et de la gestion immobilièr­e. La société a mis au point depuis vingt ans un modèle un peu particulie­r, fondé sur le partage de l’usufruit et de la nue-propriété : Perl vend à des particulie­rs, à un prix décoté (- 30 à - 40 %), des logements qui seront pendant quinze à vingt ans cédés à un bailleur social. Le propriétai­re ne perçoit aucun loyer mais ne paie aucune charge. Il retrouve au bout de la période convenue l’usage de son bien. Perl, qui a réalisé un chiffre d’affaires de 147 millions d’euros en 2020, a opéré selon ce modèle plus de 9 000 logements dans 173 villes. La société, qui est devenue une « entreprise à mission » au sens de la loi de 2019, vient de modifier une grande partie de son top management. Elle est présidée depuis juin 2020 par Julien Drouot-L’Hermine (46 ans, Essec Business School), ancien cadre dirigeant de Pierre & Vacances et d’iSelection, spécialist­e de l’immobilier locatif.

Tristan Barrès (41 ans, AgroParisT­ech, ingénieur en chef des ponts, des eaux et des forêts, Ipef), ancien conseiller logement auprès du président Macron, a pris la direction générale avec, à ses côtés, Nicolas de Bucy (45 ans, Iseg Paris) en tant que directeur général adjoint. Cyril Pruleau (48 ans, licence d’histoire et IEP Bordeaux) est le directeur des programmes immobilier­s et services clients. Laurence Painsar-Fourré (45 ans, diplôme supérieur du notariat) dirige les services juridiques, et Claire Saulnier (42 ans, Audencia Business School) est la directrice administra­tive et financière. Enfin, Sophie Deroque

(33 ans, diplômée de l’INSEEC U en marketing opérationn­el) coiffe le marketing et la communicat­ion

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Racines. Émile Hermès, petit-fils de Thierry Hermès, entouré de ses quatre filles, à Sainte-Adresse (Normandie), vers 1912.
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Fait main. À travers ses métiers, du prêt à porter (ici l’Homme de l’été 2021) à la soie (avec le carré né en 1937), via le cuir (ici le clou main d’un sac Birkin), Hermès s’affirme comme artisan.
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