Un tandem de documentaristes suédois a retrouvé, cinquante ans après, la jeune star de Une histoire poignante qui mêle gloire et tragédie.
Mort à Venise.
Pour le décrire, il y a cette expression de Luchino Visconti, « le plus beau garçon du monde », qu’emploient jusqu’à plus soif les magazines et les reportages de l’époque. Il y a aussi les mots de Thomas Mann, dans son court roman La Mort à Venise, à propos de Tadzio, le personnage qui l’a rendu célèbre : «La pâleur, la grâce sévère de son visage encadré de boucles rondes comme le miel, son nez droit, une bouche aimable, une gravité charmante et quasi divine, tout cela faisait songer à la statuaire grecque de la grande époque. » Et c’est vrai qu’il était beau, Björn Andrésen. Si beau que Visconti, sans doute l’esthète le plus raffiné d’Europe, l’auteur de Senso (1954) et du Guépard (1963), le choisit entre mille pour incarner l’éphèbe qui rend fou de désir et de désespoir le compositeur Aschenbach (joué par Dirk Bogarde) dans son adaptation de Mann. Nous sommes en 1970. Björn a 15 ans, une vie familiale fracassée et des rêves de musique plein la tête.
Célébrité précoce. Dans un documentaire très attendu, qui a fait l’événement à Sundance, The Most Beautiful Boy in the World, Kristian Petri et Kristina Lindström donnent la parole à Björn Andrésen. Ayant croisé la route de celui qui, à 66 ans, a désormais un visage de vieillard et une chevelure de neige, ils ont voulu comprendre qui était « le plus beau garçon du monde », déceler la personne qui se cache derrière la plastique idéale de Tadzio.
« Tadzio n’est pas vraiment humain, rappelle Kristian Petri, c’est un ange, un concept. » « Tout le problème, ajoute Kristina Lindström, c’est que Björn n’était ni un ange ni un concept mais un être humain, un adolescent bien réel. » Il n’y a pas de révélation scabreuse dans The Most Beautiful Boy in the World. Luchino Visconti – qui était ouvertement homosexuel, « comme Jules César et Michel-Ange », rappelait-il volontiers – n’y est accusé d’aucun abus. Il s’agit d’autre chose, de plus insidieux et de plus subtil : les conséquences
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à long terme de l’érotisation ultramédiatisée ■ d’un très jeune homme. Le point de vue de ce garçon, devenu adulte, sur une expérience très particulière. Le roman tragique d’un destin abîmé par une célébrité précoce. « Quand on parle avec Björn, il dit toujours “ce film” pour désigner Mort à Venise… On sent un poids derrière ces mots, explique Kristian Petri. Nous voulions comprendre de quoi était fait ce poids. »
En 1970, une équipe de la RAI suit Luchino Visconti en Europe centrale et en Scandinavie « à la recherche de Tadzio ». On y voit des cohortes de jeunes garçons blonds défiler devant le grand cinéaste. Quand Björn Andrésen apparaît, le regard de Visconti se fait inquisiteur. « Il est un peu trop grand », commente le cinéaste, qui cherchait jusqu’alors un « enfant de 12 ans ». « Il est très beau », ajoute-t-il avant de demander à Andrésen de se mettre torse nu – en villégiature à Venise, Tadzio apparaît en maillot de bain. Un an plus tard, à la conférence de presse cannoise qui suit la projection du film, le même Visconti s’amuse, cruel : « Il a déjà perdu sa beauté », lance-t-il en désignant sa jeune star.
« Quand on a découvert cette archive, se souvient Kristian Petri, on n’en croyait pas nos yeux. Personne ne
« Celui dont les yeux ont une fois contemplé la Beauté est déjà voué à la mort. » August von Platen
Une forme d’apaisement vient du théâtre: Andrésen dirige un temps une petite salle où il joue et met en scène tout en assurant la fonction de gardien. Il devient un musicien apprécié de la scène suédoise. Mais quand la féministe américaine Germaine Greer publie Les Garçons. Figures de l’éphèbe (Hazan, 2003) avec une photo de lui en Tadzio pour couverture, il doit à nouveau affronter l’image à laquelle on le soumet encore et toujours : « Plutôt ironique venant d’une intellectuelle qui dénonce l’objectification des femmes », souligne-t-il à l’époque dans The Guardian.
« Celui dont les yeux ont une fois contemplé la Beauté est déjà voué à la mort » : la phrase du poète August von Platen sous-tend Mort à Venise. Elle sert aussi de fil conducteur à cette vie brisée.
Méconnaissable. Absent des écrans (hormis quelques rôles à la télévision suédoise) pendant des décennies, Björn Andrésen réapparaît en druide d’une secte païenne, en 2019, dans Midsommar d’Ari Aster. Un film déjà culte qui révèle sans fards l’animalité qui sommeille en chaque être humain. Avec sa longue chevelure blanche et sa barbe, il est méconnaissable. Björn Andrésen tournera peut-être d’autres films, mais n’y a-t-il pas, dans ce trajet qui l’a mené de Mort à Venise à un film d’épouvante, le résumé saisissant de toute une vie ?
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se souvient-elle. La musique classique ne m’intéressait pas tellement. » Ces trajets sur fond de bataille sonore la mènent alors d’entraînements en championnats. Adolescente, Marie Jacquot est joueuse de tennis, l’une des meilleures de sa génération. « J’étais sponsorisée, j’ai joué à Roland-Garros… Et puis, à 15 ans, j’ai décidé d’arrêter le tennis pour de bon. Le manque de cohésion, d’entraide, l’obsession de la compétition… Ce n’était pas pour moi. Entre-temps, j’avais découvert mon instrument, le trombone. »
Inspirée par un professeur d’exception, Roberto Gatto, elle se dirige vers la direction d’orchestre : « Ce qui m’a emportée, c’est le collectif, le sentiment fort d’être ensemble. » Il y a aussi la découverte de la musique romantique allemande : enivrée de Brahms et de Mendelssohn, Marie Jacquot se retrouve tout naturellement à Vienne pour ses études.
Quand, lors d’un examen, on lui propose de chanter La Marseillaise, elle propose plutôt un air de Schumann : «J’aurais bien aimé chanter La Marseillaise, mais je ne connaissais pas toutes les paroles. » Son premier engagement d’importance est à Munich, où elle assiste le grand chef russe Kirill Petrenko. Aujourd’hui, elle vit et pense en allemand au point de chercher parfois ses mots dans sa langue maternelle – « Je n’ai plus l’habitude ».
Endurance. C’est dans sa gestuelle au pupitre, aussi gracieuse qu’énergique, que se laisse deviner l’ex-tenniswoman. « La musique a ceci de commun avec le sport: on la joue», souligne Marie Jacquot, qui se souvient avoir profité, à ses débuts, de la coordination et de l’endurance cultivées sur les courts : « J’en ai gardé de la rondeur, du tonus. Quand on dirige un opéra, il faut se donner pendant trois ou quatre heures, c’est important de tenir. » Elle qui jadis ne trouvait guère d’intérêt à ces « histoires qui finissent mal » goûte aujourd’hui la plénitude de l’opéra : « C’est la base du métier et une source de joie formidable quand on coordonne la scène, la fosse, les techniciens… Il n’y a aucune routine, chaque représentation est différente. »
Quand elle étudiait la direction d’orchestre, Marie Jacquot regardait des vidéos de grands chefs sur YouTube, histoire de s’inspirer : « Bernstein, Ozawa, Kleiber, Karajan, Abbado, Myung-Whun Chung… La liste est longue. » Dans ce panthéon, pas une seule femme : « Pourtant, je ne me suis jamais dit : c’est un métier d’homme. Je n’ai jamais eu besoin de voir une femme chef d’orchestre pour me projeter dans ce poste. Au fond, on m’a posé la question avant que je ne me la pose… »
Formée à Vienne, en poste en Allemagne, Marie Jacquot a assisté à la polémique sur le Philharmonique de Vienne lancée après le traditionnel concert du Nouvel An par un tweet du trompettiste Ibrahim Maalouf. « Je soutiens le désir de diversité et de parité si elles sont basées sur la compétence et non sur de simples quotas, explique la chef d’orchestre. Ma place, c’est la qualité. » Cette place d’où elle parle aujourd’hui, avec un enthousiasme bienvenu
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