(Re)lire Baudelaire aujourd’hui
Pour les 200 ans du poète, Calmann-Lévy republie l’édition « non censurée » des Fleurs du mal. Mais à l’heure de la cancel culture, seraient-elles mieux reçues ?
En ces temps d’insignifiance où l’on ne croit plus ni à Dieu ni au Diable, ni au bien ni au mal, sont-elles fanées ces Fleurs du mal, ce livre d’une vie qui fut condamné en justice, mélange impur du sublime et du satanique ? Entendons-nous encore la contradiction du titre et cette idée scandaleuse que la vie se nourrit de la décomposition et l’art de la conscience du mal ? Pourquoi lire ou relire Les Fleurs du mal aujourd’hui ? Non parce que c’est le bicentenaire de la naissance de Baudelaire et que reparaît l’édition qu’il voulait « définitive », qu’il ne put achever de son vivant. Non plus parce que la vie sexuelle du poète, dédiée aux « femmes damnées » (on a pu parler d’un « Baudelaire lesbien »), était clairement sous l’emprise du sadomasochisme. Mais parce que, paradoxe, Baudelaire, peintre de la vie moderne, vomissait le progressisme et l’égalitarisme triomphants dans notre monde postmoderne et que ses dégoûts et ses haines (de lui-même d’abord) sont difficiles à entendre sans frémir devant tant de prescience. Son unique recueil de poèmes (cent cinquante et un), la quasi-totalité de ceux qu’il écrivit entre 1840 et sa mort en août 1867, parle à notre temps d’une voix sombre et puissante.
Nous avons aujourd’hui entre les mains l’édition publiée chez Calmann-Lévy, en 1868, par leur fondateur Michel Lévy et guère reprise depuis. Elle inclut les poèmes écartés par la censure et publiés en 1869 à Bruxelles sous le titre Complément. Elle comprend en outre d’autres textes précieux : la très longue notice de Théophile Gautier, dédicataire des Fleurs du mal, et un appendice de textes de divers auteurs constitué par Baudelaire lui-même. On trouvera aussi dans ce volume remarquablement édité et restitué par Pierre Brunel, professeur émérite à la Sorbonne, une étude suivie des relations entre Baudelaire et les éditions Michel Lévy frères.
Sitôt parues, en 1857, Les Fleurs du mal suscitèrent l’incompréhension et la haine. Sainte-Beuve parla de « la folie Baudelaire », et Barbey d’Aurevilly de « Dante d’une époque déchue ». Le poète fut renvoyé devant les juges correctionnels pour « offense à cette grande morale chrétienne qui est en réalité la seule base solide de nos moeurs publiques». Le procureur impérial Pinard (le même qui avait requis contre Madame Bovary et devint ensuite brièvement ministre de l’Intérieur) s’écrie: « Croit-on que certaines fleurs au parfum vertigineux soient bonnes à respirer ? Le poison qu’elles apportent n’éloigne pas d’elles ; il monte à la tête, il grise les nerfs, il donne le trouble, le vertige, et il peut tuer aussi. »
Harcèlement de rue ? Le poète et son éditeur furent condamnés pour délit d’outrage à la morale publique, à respectivement 300 et 100 francs d’amende et à la suppression de six pièces du recueil : Les Bijoux, Le Léthé, À celle qui est trop gaie, Lesbos, Femmes damnées et Les Métamorphoses du vampire pour leur « réalisme grossier et offensant pour la pudeur ». Les « passages ou expressions obscènes et