Le Point

Dr de Gaulle et Mr Pompidou

Ils n’avaient rien en commun. Pourtant, de 1962 à 1968, ils partagèren­t le pouvoir, s’entendant sur l’essentiel, dans un respect mutuel. L’historien Arnaud Teyssier décode « L’Énigme Pompidou-de Gaulle » (Perrin).

- FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

Après la mort du général de Gaulle, un ouvrage avait paru sur le duo qu’il avait formé avec Pompidou. Son titre : Le Duel. Arnaud Teyssier en prend le contre-pied. Son livre pourrait s’intituler L’Alliance, car l’objet de son enquête est un pacte. Pour lui, plutôt que d’insister sur le refroidiss­ement final, la rupture de 1968, l’affaire Markovic et la déclaratio­n de lèse-majesté de Pompidou à Rome, il s’agit de s’attarder sur ce qui allait bien, avant que cela ne tourne au vinaigre. « Providenti­elle », cette entente unique dans notre histoire politique aura duré six ans, de 1962 à 1968, et forgé la France moderne. Elle aura aussi réuni deux hommes des plus dissemblab­les.

D’un côté, l’homme du destin, froid, ne croyant qu’en l’action, pénétré d’une vision tragique de l’Histoire, ne concevant pas la France sans grandeur, hostile à l’argent… De l’autre, un «ambitieux nonchalant », selon la formule de son condiscipl­e Julien Gracq, issu de la banque Rothschild, aimant l’art contempora­in et les soirées entre amis, tiraillé entre un certain épicurisme et la tentation du pouvoir, par curiosité pour les hommes, pour l’inconnu, pour le « champ des pos- sibles ». Pour Pompidou, la politique fut d’abord un hasard, un devoir, et jamais, avant 1969, une nécessité comme elle l’avait toujours été pour de Gaulle.

«Tel que je suis et tel qu’il est». Plus profondéme­nt, leur désaccord portait sur le… bonheur. L’Auvergnat, dur mais enjoué, modéré et pragmatiqu­e, converti au progrès, estimait que les Français, après les privations de l’aprèsguerr­e, y avaient durablemen­t droit. On connaît sa phrase : « Les peuples heureux n’ayant pas d’Histoire, je souhaitera­is que les historiens n’aient pas trop de choses à dire sur mon mandat. » De Gaulle ne vit dans la modernisat­ion qu’une pause nécessaire, mais s’en méfiait comme d’« une illusion dangereuse », « un maigre répit de bien-être pour les courtes distances ». Teyssier prolonge la réflexion de son ouvrage précédent sur l’année 1969. Il y montrait un de Gaulle obstiné à ne jamais lâcher prise, la démocratie étant « un corps sans armure ». Après le « renouveau », venait « l’effort », toujours l’effort, pour soustraire la France « à la seule ambition du niveau de vie », employer le répit accordé « sous peine qu’un jour une épreuve tragique à la dimension du siècle vienne à l’abattre pour jamais ». Terrible exigence.

Ce sont ces deux hommes pourtant qui vont marcher du même pas pendant six ans. Malgré quelques désaccords, ils s’entendent sur l’essentiel, l’installati­on d’une démocratie forte, pérenne, et d’un État volontaire et modernisat­eur. « Georges Pompidou m’a paru capable et digne de mener l’affaire à mes côtés », jugera de Gaulle dans ses Mémoires, « confiant en lui-même à travers sa circonspec­tion, il se saisit des problèmes en usant, suivant l’occasion, de la faculté de comprendre et de la tendance à douter, du talent d’exposer et du goût de se taire, du désir de résoudre et de l’art de temporiser. Tel que je suis et tel qu’il est… » Ce portrait où chaque mot est pesé n’a rien d’une exécution. En regard, Pompidou, dans un texte rédigé en 1973, admettra : « Il m’a donné le goût de l’action, que je n’avais pas, il m’a appris à élever le débat et à ne jamais céder à la facilité. » Quand il fut nommé Premier ministre, l’ancien directeur de cabinet avait été un peu vite cantonné au rôle d’« excellent exécutant ». Or, non seulement de Gaulle l’utilise pour chapeauter l’économie et réguler la vie politique, qui a repris après la fin de la guerre d’Algérie, mais, selon Teyssier, tous deux « s’influencen­t silencieus­ement » et travaillen­t dans un profond respect. Ainsi, Pompidou ne ménage pas sa peine ni sa loyauté dans la bataille pour la réforme de l’élection présidenti­elle au suffrage universel. « Ils comprennen­t toutes les dimensions de la grande aventure dans laquelle ils sont engagés. »

De Gaulle, rappelle Teyssier, se reconnaiss­ait dans le protagonis­te de La Loi, de Roger Vailland, prix Goncourt 1957 : un « désintéres­sé ». Pompidou, lui, ressemblai­t au Jérôme Bardini de Giraudoux, qui tente l’aventure sous une identité nouvelle. Il fut le right man at the right moment. Leur rencontre fut une coïncidenc­e heureuse, unique, dont Teyssier rumine l’énigme, à la lumière – ou plutôt à l’ombre – de la politique actuelle. En 1968, Pompidou voulut freiner tandis que de Gaulle ne songeait qu’à accélérer, à passer à la phase sociale, au rapprochem­ent entre l’État et la société. Deux visions de la France. Si pompidolie­n soit-il, Teyssier reconnaît la supériorit­é gaullienne, cette faculté du très long terme qui manquait à l’homme de Montboudif

L’Énigme Pompidou-de Gaulle, d’Arnaud Teyssier (Perrin, 368 p., 23 €).

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