Jean-Claude Kaufmann : « Bienvenue dans la société molle ! »
Dans « C’est fatigant, la liberté… » (Éditions de l’Observatoire), le sociologue analyse les répercussions de la crise sanitaire sur la population et le glissement de cette dernière dans une langueur existentielle.
Les crises sont des catalyseurs. La pandémie de Covid-19 ne pouvait qu’alerter le sociologue Jean-Claude Kaufmann, aux antennes très sensibles. Lui qui a travaillé sur le contrôle des regards sur une plage ou l’invention de soi a entamé ce dernier ouvrage comme un carnet d’enquêtes à chaud, enregistrant les répercussions du « tsunami » sur le comportement des citoyens. L’analyse s’est affinée. Le résultat est un livre qu’on pourrait qualifier de… sartrien. Comment ne pas songer à la théorie de Sartre sur la liberté, comprise comme responsabilité de l’autodétermination et comme expérience de l’angoisse ? « Difficile liberté », confirmera Emmanuel Levinas, tentant d’articuler un idéal avec une expérience. Mais Kaufmann n’est pas philosophe, il s’attache à analyser la tectonique des plaques d’une société. Or la pandémie a révélé un profond mouvement de retrait. La liberté, par ses multiples exigences, est devenue un fardeau. Son exercice permanent, épuisant, nous présente la facture. Dès le début de la crise sanitaire, nous nous sommes mis en congé à l’heure où il n’était question jusque-là, souvenez-vous, que de burn-out. C’est cet étrange avachissement existentiel que Kaufmann décrit, cette tendance au renoncement paradoxal à la citoyenneté, ce glissement progressif, ouaté et utopique, vers le lent, le doux, le mou. Description qui entre en écho avec d’autres réflexions élaborées outre-Rhin par des philosophes du social, notamment Hartmut Rosa, qui a développé le concept recherché de « résonance » avec le monde (à lire, son Remède à l’accélération, tout juste publié chez Champs essais). Après la « société liquide » chère à Zygmunt Bauman, sommes-nous entrés dans la « société molle » ? Un tout récent sondage révèle que 71% des Français approuvent les dernières mesures de confinement, ce qui donne encore plus raison à Jean-Claude Kaufmann.
Le Point: Il y a plus de trente ans, vous aviez publié un livre sur le repli domestique. En 2021, votre dernier ouvrage constate le glissement de la société vers le retrait existentiel. Rien n’a donc changé?
En 1988, on découvrait le cocooning, les valeurs de l’intimité, du foyer, de la déco… J’avais décrit le partage entre une société en marche, cosmopolitaine, voyageuse, aventureuse, avide de s’investir, de se prendre en charge, et une société qui se sentait larguée, repliée sur son univers, sans grand projet, évitant la responsabilisation, ayant une réaction de défiance à l’égard d’un monde devenu fou. L’évolution a poursuivi son travail souterrain. En surface, on a l’impression que la société est dynamique, que l’individu a la capacité d’avoir plusieurs vies en une. Autour de lui se développe un questionnement généralisé. Il doit avoir réponse à tout, sur ce qu’il mange, s’il est écoresponsable, s’il éduque bien ses enfants… Placé au centre de sa vie, l’individu est devenu un petit scientifique qui en exercerait la maîtrise. Et puis il y a une société qui décroche, s’interroge, la crise sanitaire ayant cristallisé l’interrogation suivante : à quoi sert-il de courir ? Qu’est-ce qui est essentiel ? Car l’essentiel n’est pas seulement une norme imposée par le gouvernement, c’est une valeur. Depuis trente ans, le fossé n’a cessé de s’élargir, la cohorte des décrocheurs de grossir…
Reprenons sur cette «révolution invisible» de l’individu, expression de Marcel Gauchet. Quand s’est-il retrouvé ainsi placé «au centre de sa vie»?
Ce type de fonctionnement où l’homme invente sa vie s’installe dans les années 1960. Jusque-là, la société ancienne imposait des cadres moraux collectifs peu remis en cause où l’individu occupait une place sociale, un standard à la hauteur duquel il devait être. On est d’abord entré dans l’aventure de l’individu de manière positive, émancipatrice, en voyant les murs à briser. Mais la fatigue s’est installée, la nécessité de devoir répondre à ce questionnement permanent, à ces choix ininterrompus, d’avoir à s’inventer sans cesse. Dans les années 1940, Sartre avait théorisé la liberté comme un chantier permanent. On a vécu aussi la massification d’un autre fait soulevé très tôt par les fondateurs de la sociologie, en l’occurrence Durkheim, l’anomie sociale.
un tsunami qui nous a arrachés à ce travail de récit, à cette routine de fonctionnement, nous entraînant dans un Grand Récit collectif d’une lutte contre la mort. On a oublié notre autre vie, notre récit.
Peut-on imaginer une liberté si pesante qu’elle nous incite à nous abandonner à des tentations plus autoritaires?
On a vu dans le cadre de la crise sanitaire combien des demandes venaient d’en bas visant à être soulagées par le haut. Quand il n’y a pas de crise, on se définit par le bas, collectivement. Mais en cas de crise extrême, cette autorégulation peut être conflictuelle, fatigante, inefficace, à tel point qu’on en appelle à une règle verticale, à condition qu’elle soit argumentée. L’idéal nouveau d’une hyperdémocratie est donc contrebalancé par une suspension provisoire de l’exercice de l’autonomie individuelle. Une suspension acceptée, demandée même, pour un temps provisoire, mais c’est un provisoire qui dure, et qui durera sans doute au-delà du Covid. Les individus ne se rendent pas compte qu’ils appuient de plus en plus souvent sur le bouton Pause.
Le discours tenu par l’État qui encourage la population au télétravail n’a-t-il pas aussi développé ce climat de grande nurserie?
Dans la vie d’avant, les choses étaient plus simples, opposant deux manières d’être, deux rythmes. Dans l’entreprise régnaient l’implication, la compétition, l’attention à l’image de soi ; l’entrée dans le chez-soi déclenchait le glissement dans le petit bonheur du laisser-aller régressif. Or le télétravail brouille ces frontières et mélange les temps de l’existence. La réunion Zoom tenue avec une chemise et un vieux pantalon de jogging en est un bon exemple. Les études montrent que la productivité augmente, mais c’est au prix d’une surcharge mentale produite par la gestion des contraires et d’un désir plus grand de décompression provoqué par cette surcharge mentale. Dans la lutte entre la chemise et le jogging, c’est ce dernier qui est en train de gagner. Le télétravail aussi, malgré le stress qu’il génère, témoigne du ramollissement général de l’existence
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C’est fatigant, la liberté… Une leçon de la crise, de Jean-Claude Kaufmann (Éditions de l’Observatoire, 220 p., 18 €). Parution le 31 mars.