Le diable est encore une femme
Dans le monde dit « arabe », le mot « féministe » est une insulte attentatoire aux « valeurs de la nation ».
La journée du 8 mars, des femmes ont manifesté à Alger. Selon des témoignages, les revendications portaient sur le « changement », la chute du régime, le « pouvoir civil et non militaire » mais, curieusement, si peu sur les droits des femmes. Dans la « foule » habilement dirigée par des voix off, le carré féministe était bien petit, bien isolé et très vite chassé de l’endroit. Le message est en effet clair : dans le monde dit «arabe», on peut renverser Saddam, chasser Moubarak, soulever la rue ou faire une guerre pour rêver de paix, mais il y a une chose que l’on ne doit jamais « révolutionner » : la condition de la femme. « À la cuisine », hurlent les islamistes, « Ce n’est pas le moment » [de la liberté], renchérissent des progressistes.
Ces derniers jours, l’une des plus grandes voix de la lutte pour l’émancipation des femmes arabes, Nawal el-Saadawi, est morte.
Sa disparition rappela brusquement, sous le verbiage des réseaux sociaux et les analyses lassantes des exilés, son parcours, sa vie de refus et de luttes pour disposer de son propre corps et fit déferler aussi bien l’hommage que l’insulte. Sur les réseaux sociaux, des conservateurs, islamistes ou machistes, déversèrent leur haine irrationnelle, profonde, violente. Dans certains médias occidentaux, on célébra la « Simone de Beauvoir arabe », accentuant, dans cette perception de l’autre selon soi, la solitude de la féministe dans le monde arabe, son invisibilisation, sa réduction folklorique.
Car c’est une solitude, l’une des plus grandes, que d’être féministe. Dans leur habile hold-up des mots, les conservateurs ont réussi à transformer le diable en femme et à imposer le sens le plus abject au mot «féministe». Aujourd’hui, c’est une insulte attentatoire aux « valeurs de la nation », une dissidence face à l’ordre sexuel. Si les plus religieux en portent haut la voix, les progressistes restent parfois dans la posture d’un curieux consentement : ils ne disent rien, éprouvent un malaise face à cette dictature qu’ils ne dénoncent pas, ou bien s’abîment dans les nuances. Le privilège du mâle y est trop important : y renoncer remettrait en cause l’ordre, la propriété du corps d’autrui, la féodalité sexuelle et la domination au nom de Dieu, de la culture ou des lois. Certains, plus habiles, utilisent des voix de femmes pour pourchasser la femme, comme autrefois on utilisait des esclaves pour retrouver les esclaves en fuite. Les voix du « féminisme islamiste » possèdent deux chapelles : dans les terres dites « arabes », elles usent de l’exemple, du prêche et de la violence verbale pour dénoncer les « débauchées » qui se révoltent contre Dieu et leur père ; en Occident, on use d’universitaires d’origine « arabe », de voix indigénistes et identitaires et de quelques rentières académiques de la culpabilisation pour lutter contre le dévoilement et la libération. On retrouve dans cette galaxie du féminisme communautaire ces femmes qui vivent en Occident, se proclament d’un pays et d’une culture d’origine, mais ne mettent jamais les pieds dans le pays fantasmé, ne partagent ni le labeur ni la misère des femmes qu’elles prétendent représenter. Certaines croyant que le seul moyen de sortir d’une prison, c’est de s’en faire les gardiennes. Dans le bureau où il a accueilli l’auteur il y a quelques années, le défunt président tunisien Caïd Essebsi raconta son rêve : faire passer en Tunisie la loi sur l’égalité dans l’héritage et la succession. Le destin n’exauça pas son voeu. L’héritage légal, si injuste envers les femmes, si désastreux pour les économies des pays dits « musulmans », est la clé du privilège mâle : y toucher, c’est réussir la vraie révolution, le vrai printemps, la plus formidable des réformes et la plus dangereuse. Nous en sommes encore à pratiquer l’enterrement de la vivante sous la loi, la terre et le tissu. Au bout du compte, la plus grande solitude dans le monde dit « arabe » est celle de la féministe, celle de la femme qui réclame la propriété de son corps, de sa voix et de son visage. Contre ce corps dépossédé de luimême, tout se dresse dans l’ordre présent de l’esclavage. Salut à Nawal el-Saadawi : la terre lui donne à présent ce que les hommes lui ont refusé, la paix
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Solitude de la féministe, de la femme qui réclame la propriété de son corps, de sa voix et de son visage.