La reine du grand style
De Visconti à Chaplin, de Jackie O à Truman Capote, Dominique Bona sur les traces de la divine Jacqueline de Ribes.
Àl’époque, Luchino Visconti, qui l’adorait, voulait qu’elle soit sa duchesse de Guermantes dans cette Recherche du temps perdu qu’il ne tourna jamais, et où Deneuve et Delon lui auraient donné la réplique. Pour Yves Saint Laurent, génie proustien du falbala, elle était la « chère Oriane » de chacun des messages enamourés qu’il lui adressait. Sans oublier Truman Capote, si peu enclin à la mansuétude, qui l’avait enrôlée de droit dans son exigeante armée de « swans », ces créatures-cygnes « lancées », dont nul ne savait si elles sortaient d’un roman ou s’apprêtaient à y entrer… C’est dire que Jacqueline de Ribes, l’héroïne de tous ces fantasmes, la reine d’un art de vivre splendidement obsolète, fut sans conteste la diva assoluta d’une Atlantide dont on ne se lasse pas de contempler l’agonie et les fastes défunts.
Par quel mystère, cette « Divine », encore sublime en son grand âge, bénie par la naissance, la beauté et la fortune, a-t-elle réussi à impressionner ainsi les imaginaires les plus exigeants ? Comment a-t-elle pu devenir un mythe, une icône de la fashion, en se contentant d’aller au bal, d’apparaître, d’avoir le chic dans la peau, de porter des robes stupéfiantes – qu’elle concevait elle-même, avec un sens inné de l’élégance – et de sécher à l’occasion ses « larmes de champagne » ? C’est à cette énigme de grand style que Dominique Bona consacre un ouvrage aussi étincelant que la muse qui l’inspire. Et qui, au passage, éclaire singulièrement l’histoire d’une certaine France – secrète, désuète, luxueuse, et peut-être aussi vaine qu’une ruine glorieuse.
D’ailleurs, le simple fait que l’éminente biographe de Berthe Morisot, de Colette, de Romain Gary, de Stefan Zweig, ait choisi d’enquêter sur une femme
défilent tous ceux qui firent la France des Trente Glorieuses, cent scènes de genre se détachent : de ses relations tumultueuses avec une mère fascinante et rivale (Paule de Beaumont, cette « Junon brune aux yeux violets ») à ses aventures chorégraphiques avec le marquis de Cuevas et l’escroc Parretti, des mésaventures de la banque familiale qui servit de tremplin au futur empire Bolloré à son visage projeté de nuit sur le flanc de l’Empire State Building…
Sur le manège de cette vie, toute de paillettes, tournent en sarabande Jackie O, Pompidou, les Rothschild, Audrey Hepburn, Valentino, Liz Taylor, Orson Welles, Marella Agnelli, Chaplin (à qui elle apprit à danser le twist), et les premiers hippies d’Ibiza. À chaque étape de son existence, la « Divine » sut avancer, séduire, impressionner la pellicule ou le papier glacé. Les artistes l’aiment, ses amis la vénèrent, les politiques croient à son flair, les jeunes ambitieux l’escortent. Dominique Bona soustitre son enquête : « Une vie de la comtesse de Ribes » – ce qui laisse supposer qu’il y en a eu d’autres, plus intimes. «Jacqueline» en son crépuscule n’ignore pas que plus personne ne vivra désormais la vie qui fut la sienne. Comme l’écrit joliment sa merveilleuse biographe, « elle a signé son moi » – ce qui est (presque) aussi bien que de signer une oeuvre
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Divine Jacqueline, de Dominique Bona (Gallimard, 528 p., 24 €).
« Je ne veux plus me taire, je n’en peux plus de me cacher. Je veux crier, vociférer, moi que tout le monde considère comme une femme douce, calme et discrète. » Ainsi commence le touchant récit d’Anne-Laure Chanel (photo), Soeur sans bruit, où elle évoque son frère Paulin. Un frère victime, juste après sa naissance prématurée, d’une hémorragie cérébrale, d’où un polyhandicap associant déficit mental et infirmité motrice. Anne-Laure Chanel raconte ce que veut dire grandir dans une famille qui doit tout organiser autour d’un enfant qui a besoin d’une attention de tous les instants. Le dévouement de ses parents, qui lui inventent des meubles adaptés comme des moyens d’éveiller son attention. La fureur quand ceux qui devraient prendre soin de
Paulin dans des institutions ne sont pas à la hauteur de leur mission protectrice – ou la reconnaissance face à leur bienveillance. Mais surtout, l’inévitable ambivalence face à ce frère aimé auprès de qui une enfance ordinaire est impensable… Un autoportrait sans fard, mais aussi un coup de projecteur sur le chemin collectif parcouru, et encore nécessaire, pour la prise en charge du handicap dans nos sociétés. Éclairant
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Soeur sans bruit, d’Anne-Laure Chanel (Rouergue, 272 p., 21,80 €).
« Les Chiens de Pasvik », d’Olivier Truc
(Métailié, 432 p., 21 €).
On se tape les moufles par – 20 °C dans la nouvelle enquête de Klemet, chef de patrouille à motoneige de la police des rennes. Des intrigues criminelles chez les Samis, que Truc, le journaliste français installé en Suède, conjugue avec les enjeux territoriaux du Grand Nord. En l’occurrence, ici, la question de la zone frontière qui sépare la Norvège et la Russie. Kirkenes, une langue de terre coincée contre la mer de Barents, que les Chinois briguent pour en faire le Singapour de l’Arctique, les malfrats pour y solder quelques comptes, et les rennes pour s’y faire un gueuleton de lichen, sans conscience de la géopolitique ni de nuire à leurs éleveurs ! Reste, dans cette pétaudière de glace, à renouer avec Klemet Nango, toujours plus ours tendre, affublé d’un nouveau coéquipier. On plonge dans ce Truc du bout du monde comme dans une valeur sûre, ouatée de neige fraîche, reposante
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