Le Point

Claude Gamel : pour un « libéralism­e soutenable »

En se mettant dans les pas du philosophe américain John Rawls, l’économiste Claude Gamel propose un libéralism­e politique et économique fondé sur l’égalité des chances et le travail.

- PROPOS RECUEILLIS PAR LAETITIA STRAUCH-BONART

«Laissé à lui-même, le libéralism­e finira par s’autodétrui­re lentement », a dit Slavoj Zizek. Une assertion évidemment marxisante à laquelle Claude Gamel, professeur d’économie à l’université d’Aix-Marseille, offre une réfutation pragmatiqu­e dans une Esquisse d’un libéralism­e soutenable (1). L’auteur, qui consacre depuis plus de trente ans ses recherches aux théories de la justice sociale, montre comment les principes mis au jour par John Rawls dans sa Théorie de la justice (1971) peuvent inspirer les politiques publiques.

Le Point: Vous commencez par rappeler que le libéralism­e n’est pas identique au capitalism­e. Que voulez-vous dire?

Claude Gamel:

Le libéralism­e est une philosophi­e qui trouve ses racines en France et en Angleterre. Le capitalism­e est un système économique concret né de la révolution industriel­le qui se décline en différents types – américain, rhénan, chinois, français… Quand les marxistes contempora­ins parlent de « néolibéral­isme », ils critiquent ce que j’appellerai­s à leur place le « néocapital­isme », la forme moderne du capitalism­e. D’où ma défiance envers le terme « néolibéral­isme », un concept élastique qui obscurcit le débat.

Qu’est-ce que le libéralism­e?

Une philosophi­e de la liberté pour la vie en société. Elle repose sur deux pieds, un politique et un économique. Or, dans le débat contempora­in, si le libéralism­e politique est assez bien toléré, le libéralism­e économique est critiqué. Cela me semble contradict­oire. Le premier protège l’individu de l’arbitraire du pouvoir politique, mais le second le soumettrai­t aux foucades du marché. Or le libéralism­e n’est complet qu’avec ses deux versants, son idée-force étant la dispersion du pouvoir : politique, par la séparation des pouvoirs et le droit de vote ; économique, par la régulation de la concurrenc­e sur le marché, forme de coordinati­on des activités humaines la plus sophistiqu­ée qui soit.

Qu’est-ce qu’un «libéralism­e soutenable»? Pourquoi partir, pour le définir, de ces deux figures que sont Friedrich Hayek et John Rawls?

Ces deux grands auteurs ont soumis leur conception du libéralism­e à la redoutable question de la « justice en société». Le sous-titre de l’oeuvre majeure de Hayek, Droit, législatio­n et liberté, est « une nouvelle formulatio­n des principes libéraux de justice et d’économie politique ». Rawls est quant à lui l’auteur de Théorie de la justice. On trouve chez Hayek une « dialectiqu­e libérale » comparable à celle de Marx, entre l’ensemble de la société, lieu de ce qu’il appelle un « ordre social spontané » qu’on ne peut planifier, et les organisati­ons, objets sociaux moins sophistiqu­és qui ont des objectifs propres et que l’on peut piloter. Pour se repérer dans l’ordre spontané, nous disposons de ce qu’il appelle les « règles abstraites de juste conduite ». On les trouve pour l’essentiel dans les décisions du juge qui arbitre localement les conflits et, si elles perdurent, elles feront jurisprude­nce. Pour Hayek, il faut protéger la liberté car c’est le seul moyen pour chacun de sauvegarde­r ses objectifs propres. Il faut aussi sauvegarde­r le marché, qui est la version économique de cet ordre social spontané.

Vous lui préférez Rawls. Pourquoi?

Le concept d’ordre spontané est séduisant, mais n’est pas supportabl­e par nos contempora­ins, habitués à piloter la société comme n’importe quelle autre organisati­on et dotés d’une conception plus ambitieuse de la justice. Rawls est donc plus pertinent pour nous. Je retiens de Rawls les trois principes qu’il développe dans sa Théorie afin d’atteindre une « démocratie de propriétai­res » : l’« égale liberté», la «juste égalité des chances» et le «principe de différence ». Je les remanie et tente de les décliner en matière de politiques publiques.

Qu’est-ce que l’«égale liberté» et qu’en faites-vous?

J’étends ce principe à l’économique et au social et développe l’idée du « travail choisi ». Comme bien d’autres, je préconise de flexibilis­er le marché du travail afin de disperser les risques causés par ce marché entre un maximum d’individus. Concrèteme­nt, cela revient à réduire la dualité qui existe entre insiders et outsiders. Mais cette égalisatio­n doit s’accompagne­r d’une liberté de choix. Or il n’est possible d’exercer celle-ci que s’il existe un revenu universel de base, qui offre un pouvoir de négociatio­n au salarié lui permettant de ne pas accepter n’importe quel emploi. C’est mon adaptation du « principe de différence » de Rawls, selon lequel les inégalités « doivent être agen

cées pour le plus grand bénéfice des individus les moins favorisés de la société ».

Le revenu universel ne revient-il pas à subvention­ner l’oisiveté?

Des expérience­s menées dans des pays en développem­ent sans État-providence, où des personnes recevaient quelques dizaines de dollars par mois par des fonds privés, montrent le contraire. Par exemple, les femmes l’utilisent comme outil d’émancipati­on, lorsqu’elles achètent une machine à coudre et vendent ce qu’elles produisent. Ce revenu permettrai­t aussi de reconnaîtr­e le travail non rémunéré comme les tâches domestique­s et les activités caritative­s.

Qu’en est-il de la «juste égalité des chances»?

Je propose de la refondre dans ce que j’appelle les « capacités enrichies ». Pour cela, je m’appuie sur l’économiste Amartya Sen. Pour les mineurs, il faut une éducation financée sur fonds publics, beaucoup plus que ce n’est le cas aujourd’hui, mais décentrali­sée et autonome pédagogiqu­ement, avec des enseignant­s recrutés par chaque école selon le droit commun. Pour les jeunes majeurs, je propose une refondatio­n entière du système d’enseigneme­nt supérieur. Les diplômes se sont trop dépréciés. Un diplôme est un signal réducteur d’incertitud­e pour l’entreprise, parce qu’elle a l’expérience de la fiabilité des diplômes des génération­s précédente­s : si tout le monde a le même signal (en l’occurrence le bac, bac + 3 et maintenant bac + 5), il ne vaut plus grand-chose.

« Le revenu universel offre un pouvoir de négociatio­n au salarié lui permettant de ne pas accepter n’importe quel emploi. »

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