Abdelmadjid Tebboune « Ce que nous voulons, c’est une mémoire apaisée, reconnue »
Le président algérien a reçu Kamel Daoud et Adlène Meddi pour un entretien exceptionnel. Relations avec la France, Macron, islamisme, Maroc, Turquie, Covid... Il n’a éludé aucun sujet.
Quand les équipes du nouveau président entrèrent pour la première fois dans le palais d’El Mouradia, en décembre 2019, l’endroit semblait quasi abandonné. Depuis que le président déchu, Abdelaziz Bouteflika, malade, s’était calfeutré en 2013 dans sa résidence médicalisée à Zéralda, sur la côte ouest algéroise, ce haut lieu du pouvoir s’était transformé en une administration ronronnante, à peine gérée par le frèreconseiller, Saïd Bouteflika, et où régnaient le silence et des ombres pressées…
En cette matinée printanière de mai, le palais d’El Mouradia, niché sur les hauteurs d’Alger-Centre, fait resplendir le jardin de sa résidence, dominé par un ficus centenaire et bercé par la fontaine en cascade aux faïences azur. À l’entrée, l’ancien court de tennis où jouait l’ex-chef de l’État Chadli Bendjedid (1979-1992), le dernier président à avoir mis en place une communication innovante, posant même avec sa famille pour la presse étrangère, avant la glaciation qui s’ensuivit. Depuis, l’image du pouvoir algérien est celle du portrait officiel, raidie, spartiate, « militaire », jusqu’à l’artifice d’un président muet et grabataire. Au bout de vingt ans de règne, Bouteflika sera remplacé, comble du mépris et du surréalisme, par un « cadre », c’est-à-dire un portrait que les « hommes » de l’ex-président brandissaient, extatiques, lors des meetings. Trente ans de grisaille ombrageuse, de rumeurs de décès, d’apparitions fantomatiques, de complots, de théories d’usurpation et, surtout, de silence… le pouvoir en Algérie a des moeurs de clandestinité et des rites d’invisibilité.
À 11 heures passées, sur une terrasse ombragée, le chef de l’État algérien reçoit ses intervieweurs. Il leur consacre plusieurs heures. Son discret staff, réduit au maximum, s’éparpille sous les arcades mauresques de cette résidence adossée au «cabinet», le bureau du président, un peu plus haut, auquel on accède en traversant le jardin. L’image bucolique tranche avec la double sinistrose de la présidence fantomatique des derniers mandats de Bouteflika et avec le cliché en noir et blanc d’un pouvoir opaque et renfermé. « Vous avez trop de questions », commente, tout sourire, Abdelmadjid Tebboune en invitant à prendre le café.
L’homme revient de loin, et pas seulement d’une longue convalescence après son infection au Covid-19 et une opération au pied en Allemagne, mais d’une traversée du désert, une ostracisation violente après son mandat éclair (trois mois) de Premier ministre en 2017. Un record dans la République algérienne, pour avoir déclaré la guerre aux « forces de l’argent » et à leur clan politique proche du frère de Bouteflika, Saïd. Cet énarque, ce fils du Sud-Ouest saharien qui lui a légué le calme et la cordialité des gens du désert, à la carrière préfectorale qui remonte aux années 1970, sait, depuis la disgrâce subie, que le pouvoir peut aussi être un enfer derrière l’apparat du prestige et de la puissance. Les intrigues le rattrapent, même lors de la présidentielle de décembre 2019, décriée par le Hirak, qui poursuivait ses manifestations antisystème : donné pour favori, il subit une campagne médiatique violente, et une partie du personnel politique hérité de l’ère Bouteflika se mobilise contre lui – aujourd’hui, des officiers du renseignement sont derrière les barreaux pour avoir comploté et tenté de manipuler les résultats de l’élection à ses dépens…
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les projets que nous avons lancés. Certains ont pensé que c’était le naufrage – et vous savez qui quitte le navire dans ces cas-là –, mais j’ai pu constater, avec fierté, toute la fidélité de l’armée, avec à sa tête le chef d’état-major Saïd Chengriha. Nous nous appelions tous les matins.
Qu’est-ce que votre traversée du désert entre 2017 et 2019 vous a appris sur le pouvoir?
Pour avoir exercé un peu plus de cinquante ans au service de l’État, depuis ma sortie de l’ENA en 1969, je sais qu’il est très difficile de faire de l’opposition à l’intérieur même du système. Pourtant, j’en ai fait, j’étais une sorte de mouton noir. On m’a envoyé comme wali [préfet] aux postes où il y avait le plus de problèmes. On m’avait collé une étiquette de « tête dure », parce que je ne me privais pas de dire ce que je pensais.
En 2017, j’étais déjà convaincu que l’Algérie allait droit dans le mur, que si la déliquescence des institutions se poursuivait, elle allait aussi impacter l’État-nation même, pas uniquement le pouvoir. On ressemblait de plus en plus à une république bananière, où tout se décidait dans une villa sur les hauteurs d’Alger [à Ben Aknoun, lieu de rencontre des oligarques et de leurs relais du pouvoir, NDLR]. Les institutions étaient devenues purement formelles, à l’exception de l’armée, qui a pu sauvegarder sa stature.
Il fallait donc agir et j’ai proclamé, en tant que Premier ministre, devant le Parlement, que le salut viendrait de la séparation de l’argent et du pouvoir. Ma famille et moi en avons payé le prix, mais cela fait partie du risque de l’exercice du pouvoir.
Quand le pouvoir est gangrené par les intérêts personnels, il se défend à sa manière. S’attaquer à ce système peut devenir mortel. Très dangereux.
Comment le président peut-il mener des réformes politiques sans un parti de soutien, sans l’adhésion de l’opposition, sans société civile autonome, et avec une administration héritée de l’ancien système?
Une partie de l’administration, censée être neutre et servir les administrés, s’est mise au service des lobbys de la kleptocratie, que l’on appelle à tort « oligarchie », car il s’agit plutôt d’un groupe de voleurs.
Je n’ai pas été le candidat d’un parti, mais celui du peuple et de la jeunesse, deux piliers sur lesquels je compte beaucoup. Une multitude de nos partis ne sont pas représentatifs d’un courant d’idées, mais sont construits autour d’une personne qui s’éternise à leur tête, sans aucune volonté d’ouverture ou de réforme… Attention, je ne dis pas que je ne crois pas en la classe politique, mais elle représente peu de chose par rapport à un peuple. Tous les partis réunis ne totalisent pas 800 000 militants, alors que nous sommes près de 45 millions d’Algériens ! Plus tard, peut-être, lorsque les institutions auront repris leur place et leurs fonctions, libérées du diktat de l’argent sale, on pensera à créer un parti présidentiel. Mais pas pour le moment.
Vous dites «plus tard»: justement, pensez-vous avoir besoin d’un second mandat?
Très honnêtement, je n’y pense pas. Ma mission est de remettre sur pied mon pays, lutter contre les passe-droits, reconstruire les institutions et faire que la République appartienne à tout le monde. Un autre mandat ? Je ne sais pas. On n’est qu’au début de mon mandat.