Entre quotas européens et pression écologique, la pêche française veut se réinventer.
Soudain, cela a fait boum. « Un caillou ! » Et nos deux compagnons de déjeuner nous ont laissée seule, dans la petite cuisine, devant un rôti de dinde et des pommes de terre. Daniel et Sébastien ont enfilé leur ciré jaune en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire et ont remonté les deux chaluts – de longs filets – du Trugarez. Kenavo, cher « caillou ». Avant ce petit accrochage avec un rocher, nous avions traversé « l’Enfer », « Buchenwald », ou encore « le Trou d’Henri », des secteurs au large du Finistère, baptisés ainsi par on ne sait qui, ni même pour quelles raisons… C’est Éric, le patron-pêcheur du Trugarez, qui nous le dit. Et c’est même écrit sur l’écran qui visualise notre avancée en mer. Soit. Ce jour de la mi-avril, la mer est calme, le soleil au rendez-vous. Nous sommes, depuis potron-minet, sur ce navire exigu de 14,5 mètres de long, à la recherche de langoustines. Éric a beau avoir passé plus de trente ans à naviguer, s’appuyer sur « de l’électronique », il ne sait pas où ces crustacés se cachent. « Il y a beaucoup de choses qui m’échappent encore. Pourquoi les langoustines sont-elles à un endroit un jour et pas l’autre ? » Pour la troisième et dernière fois de la journée, le navire a traîné ses chaluts pour ne pas remonter grand-chose. Des « traits » « nuls, minables », soupire Éric. L’idéal, après une journée de treize heures, aurait été de débarquer 200 kilos de langoustines sur les quais du Guilvinec, deuxième port français, situé dans le Finistère Sud. La réalité est cruelle : 120 kilos.
La veille de notre sortie, un vieux pêcheur du cru, accent bigouden à couper au couteau, nous avait livré un secret: « Comprenez bien, un poisson, ce n’est ni un cochon ni une vache. Les agriculteurs
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maîtrisent leurs productions, nous, ■ nous sommes des chasseurs. » C’est tout le problème. Quel casse-tête, ce manque de visibilité sur l’offre. Un jeu de l’amour et du hasard, dans lequel l’Union européenne, pour de bonnes raisons – la survie des petits poissons –, tient le premier rôle. Des contraintes, en voulez-vous? En voilà : depuis 1983, l’UE décide où il est possible d’aller pêcher, quoi et en quelle quantité. Autrement dit, Bruxellesla-toute-puissante délivre les droits d’accès aux eaux et attribue des quotas à chaque pays membre, à chaque pêcheur du Vieux Continent. Admettons que les Vingt-Sept décident de «prélever» 10 000 tonnes de langoustines par an, X % reviennent à la France, et Y % de ces X % tombent dans le panier d’Éric. C’est le tonnage global annuel qui varie, et non le poids de notre pays ni celui du pêcheur breton. L’Europe bleue, la surnomme-t-on. Complexe, opaque, s’immisçant dans les moindres détails, définissant jusqu’au maillage des filets – 100 millimètres pour la pêche à la langoustine. Avec elle, si les poissons ne connaissent pas les frontières, les pêcheurs, eux, ont intérêt à ne pas dépasser les bornes. « On est fliqués », témoigne Éric. Il est filé, comme tous ses confrères européens, par satellite. Il note tout sur son journal de bord, ses positions comme ses prises. À chaque instant, il peut subir un contrôle des douanes.
« Ce secteur ne pèse rien du tout dans le PIB national – la flotte française a débarqué pour une valeur de 1,37 milliard d’euros en 2017 – mais il a une forte charge symbolique. C’est un sujet de diplomatie. On n’hésite pas à envoyer des navires militaires pour protéger liberty nous vend son patelin, carte satellite à l’appui, en nous invitant à jeter un oeil à travers sa fenêtre ouvrant sur le port : « Notre ville est toute petite, avec un centre hyperurbanisé: 2700 habitants, répartis sur 230 hectares. Le front de mer court sur environ 2 kilomètres. Chaque été, 500 000 visiteurs se rendent sur le Belvédère. Tout le monde nous connaît. Nous, c’est les grandes grèves des années 1990, la venue ultramédiatisée du président Sarkozy… » À son côté, son premier adjoint, Daniel Le Balch, fringant sexagénaire, est maître en la matière, pour avoir exercé ce métier durant quatre décennies. « L’emploi, la richesse du Guil, c’est la pêche, insiste-t-il. Notre force par rapport aux autres petites villes du coin qui ont vu leur flotte disparaître, ce sont nos infrastructures. » Au loin, pas si loin, on voit les élévateurs, les chantiers navals et la précieuse criée, qui se met en branle deux fois par jour : le soir pour les pêcheurs côtiers ; le matin pour les hauturiers, ceux qui partent au large.
Il est 6 heures, et on n’entend pas un cri à la criée. Pourtant, le Damoclès et l’An Triskell ont débarqué, dans la nuit, 23 tonnes de poisson, vendues par lots. Tout au fond de la halle, sous de grands panneaux électroniques, quelques hommes s’activent autour de dizaines et de dizaines de caisses blanches, ouvertes, pour jauger la marchandise… Un oeil brillant, une ouïe bien rouge, un corps rigide, du mucus, et il est beau le poisson. Comment rafler la mise ? Depuis que l’informatique a rendu les criées silencieuses, deux solutions : sur place, en scrutant le cours des lots en vente sur grand écran, ou assis derrière un ordinateur, loin des effluves marins. Ce qui devient la norme. Pratique : un simple coup d’oeil et vous suivez les humeurs du marché sur plusieurs criées à la fois – Brest, Lorient, La Rochelle… Un peu comme si un trader visualisait sur son écran la Bourse de New York, celle de Londres, celle de Paris… Et paf, vous achetez. Emballez, c’est pesé !
« Nous connaissons la réputation de chaque bateau, leur capacité à bien chouchouter le poisson dans les cales, à ne pas trop l’écraser, pour qu’il conserve le meilleur aspect. C’est utile pour affiner les prix d’achat», décortique Guénolé Merveilleux, président du groupe Océalliance, premier mareyeur de France – et du Guilvinec à travers sa filiale Furic. Propriété du fonds Perceva, le groupe avale l’une après l’autre, depuis 2011, les PME familiales du secteur et affiche 200 millions d’euros de
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1998 2019