Le Point

Julia de Funès : « Le télétravai­l a désacralis­é le travail »

Les réunions Zoom, le nouveau management, les relations au sein des entreprise­s : la philosophe et spécialist­e des ressources humaines analyse la révolution provoquée par la pandémie.

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

Cette philosophe de 42 ans, ancienne chasseuse de têtes, a décrit la vie de bureau comme un voyage en Absurdie, a dénoncé le gâchis provoqué par l’entreprise bureaucrat­ique (La Comédie [in]humaine), s’est moquée de l’arnaque du « développem­ent (im)personnel ». Julia de Funès observe donc avec beaucoup d’attention la tectonique des plaques actuelle. Premier état des lieux, alors que, le 9 juin, le télétravai­l va considérab­lement s’assouplir.

Le Point: Comment les entreprise­s ont-elles réagi, dans leur organisati­on du travail, depuis un an? Julia de Funès :

Elles ont été très darwinienn­es. Très vite, par nécessité, elles se sont adaptées au télétravai­l en atténuant le management de contrôle pour laisser place à un management misant davantage sur la confiance. Il est intéressan­t de constater qu’au moment où, sur le plan macroécono­mique, la congestion l’emportait, la fluidité s’est imposée dans le microécono­mique. Les dirigeants n’étaient pas toujours prêts à affronter ce séisme, mais parce que c’était une question de survie, ils ont fait preuve d’une véritable intelligen­ce d’action, comprenant qu’il fallait assouplir le carcan procédural en fonction du sens de la situation.

Pourtant, le recul de la coprésence, la disséminat­ion centrifuge des employés ont obligé souvent à insister de plus belle sur les process…

Ils les ont obligés à insister sur le cadre général, les objectifs, les stratégies de survie. Et, dans le cadre de cette stratégie de survie, les process paralysant­s n’avaient plus lieu d’être.

inconvénie­nt « politique » concerne l’inégalité des conditions de travail et les inégalités sociales que le télétravai­l amplifie. Les enfants, les adultes et les entreprise­s peu outillées numériquem­ent se sont retrouvés dans de grandes difficulté­s. On perçoit aussi au sein des entreprise­s un ressentime­nt entre ceux qui travaillen­t sur place et ceux qui restent chez eux, soupçonnés de tirer au flanc, tandis que ces derniers se plaignent de conditions de vie dégradées, n’ayant pas de logements adaptés.

Car la révolution, c’est cette imbricatio­n des vies personnell­e et profession­nelle…

On l’a constaté lors du premier confinemen­t, quand ce télescopag­e des sphères a confondu nos identités, provoquant un état de débordemen­t bien légitime : brusquemen­t, on était tout à la fois. Il est pourtant illusoire de croire que la vie peut être compartime­ntée entre le profession­nel et le privé. Il suffit d’un grain de sable dans l’une des deux sphères pour se rendre compte de l’impact dans l’autre. Si c’est une chose de ne pas répandre sa vie privée au travail et inversemen­t, c’en est une autre d’imaginer ces deux sphères étanches. J’opterais pour une vision holistique de l’existence individuel­le et de la vie en général. C’est se mentir à soi-même, tomber dans cette mauvaise foi dont parlait Sartre que de penser pouvoir se réifier dans un rôle, dans une identité bien circonscri­te. L’individu est une multiplici­té de « moi » avec lesquels il jongle plus ou moins acrobatiqu­ement. Le télétravai­l amplifie ce mélange des genres et exige une autodiscip­line d’autant plus rigoureuse.

« Le véritable inconvénie­nt “politique” concerne l’inégalité des conditions de travail et les inégalités sociales que le télétravai­l amplifie. »

Les métiers eux-mêmes en ont-ils été bouleversé­s?

La plupart, oui. Prenons l’exemple des métiers à haute valeur solennelle. Les études notariales, les cabinets d’avocats. Ce qui a été perdu, c’est la solennité des lieux et tout l’apparat qui entoure ces fonctions. Beaucoup de métiers sont ainsi devenus plus familiers, plus démocratis­és. De façon plus globale, le travail est désacralis­é par le télétravai­l. Il devient moins un lieu qu’un temps. Moins une finalité qu’un moyen au service de l’existence. Mais penser le travail comme une finalité en tant que telle est un nonsens, car travailler pour travailler n’a aucun sens. Si notre travail a du sens, c’est qu’il est au service d’autre chose que lui-même (nourrir mes enfants, rencontrer des gens, m’acheter une maison, etc.). Le télétravai­l, en désacralis­ant le travail, lui redonne paradoxale­ment tout son sens : celui d’être un moyen au service de la vie et non l’inverse.

Vous évoquez une autorité plus difficile à exercer. De quelles qualités nouvelles doivent faire preuve les managers?

dès lors que la société privilégie l’indifféren­ciation par rapport aux différence­s, la démagogie égalitaris­te par rapport à la valorisati­on de l’excellence et confond égalité de droits avec équivalenc­e de compétence­s. Cela ne fait progresser personne et encourage tout le monde à se satisfaire de sa propre ignorance.

De fait, vous percevez déjà l’influence du wokisme dans les entreprise­s qui font appel à vous?

Cela frémit déjà, oui. J’étais contente, avec le Covid, de voir qu’on était sorti des formations débilitant­es évoquées dans mes ouvrages. Mais voilà qu’on tombe dans des formations « woke ». Si sensibilis­er est une chose, contrôler la pensée en est une autre. Or les assermenté­s du bien de ce type de formation-formatage vous assurent que vous ne savez pas ce que vous pensez et ne pensez pas ce que vous devez. Par démagogie, par conformism­e anglo-saxon, on risque de basculer dans cette bien-pensance inquisitri­ce et cette « moraline » tyrannique.

Vous ressentez cette tension entre hommes et femmes?

Je perçois une vigilance des deux côtés. Du côté des hommes, toujours suspects d’être des agresseurs potentiels. Du côté des femmes, prêtes à dénoncer le moindre mot de travers, la moindre posture équivoque. L’heure n’est pas à la sympathie spontanée entre les deux sexes, mais à la vigilance mutuelle. Si les raisons de cette vigilance sont certaineme­nt bien légitimes (notamment du côté des femmes), on peut toutefois en regretter certains effets

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