Julia de Funès : « Le télétravail a désacralisé le travail »
Les réunions Zoom, le nouveau management, les relations au sein des entreprises : la philosophe et spécialiste des ressources humaines analyse la révolution provoquée par la pandémie.
Cette philosophe de 42 ans, ancienne chasseuse de têtes, a décrit la vie de bureau comme un voyage en Absurdie, a dénoncé le gâchis provoqué par l’entreprise bureaucratique (La Comédie [in]humaine), s’est moquée de l’arnaque du « développement (im)personnel ». Julia de Funès observe donc avec beaucoup d’attention la tectonique des plaques actuelle. Premier état des lieux, alors que, le 9 juin, le télétravail va considérablement s’assouplir.
Le Point: Comment les entreprises ont-elles réagi, dans leur organisation du travail, depuis un an? Julia de Funès :
Elles ont été très darwiniennes. Très vite, par nécessité, elles se sont adaptées au télétravail en atténuant le management de contrôle pour laisser place à un management misant davantage sur la confiance. Il est intéressant de constater qu’au moment où, sur le plan macroéconomique, la congestion l’emportait, la fluidité s’est imposée dans le microéconomique. Les dirigeants n’étaient pas toujours prêts à affronter ce séisme, mais parce que c’était une question de survie, ils ont fait preuve d’une véritable intelligence d’action, comprenant qu’il fallait assouplir le carcan procédural en fonction du sens de la situation.
Pourtant, le recul de la coprésence, la dissémination centrifuge des employés ont obligé souvent à insister de plus belle sur les process…
Ils les ont obligés à insister sur le cadre général, les objectifs, les stratégies de survie. Et, dans le cadre de cette stratégie de survie, les process paralysants n’avaient plus lieu d’être.
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inconvénient « politique » concerne l’inégalité des conditions de travail et les inégalités sociales que le télétravail amplifie. Les enfants, les adultes et les entreprises peu outillées numériquement se sont retrouvés dans de grandes difficultés. On perçoit aussi au sein des entreprises un ressentiment entre ceux qui travaillent sur place et ceux qui restent chez eux, soupçonnés de tirer au flanc, tandis que ces derniers se plaignent de conditions de vie dégradées, n’ayant pas de logements adaptés.
Car la révolution, c’est cette imbrication des vies personnelle et professionnelle…
On l’a constaté lors du premier confinement, quand ce télescopage des sphères a confondu nos identités, provoquant un état de débordement bien légitime : brusquement, on était tout à la fois. Il est pourtant illusoire de croire que la vie peut être compartimentée entre le professionnel et le privé. Il suffit d’un grain de sable dans l’une des deux sphères pour se rendre compte de l’impact dans l’autre. Si c’est une chose de ne pas répandre sa vie privée au travail et inversement, c’en est une autre d’imaginer ces deux sphères étanches. J’opterais pour une vision holistique de l’existence individuelle et de la vie en général. C’est se mentir à soi-même, tomber dans cette mauvaise foi dont parlait Sartre que de penser pouvoir se réifier dans un rôle, dans une identité bien circonscrite. L’individu est une multiplicité de « moi » avec lesquels il jongle plus ou moins acrobatiquement. Le télétravail amplifie ce mélange des genres et exige une autodiscipline d’autant plus rigoureuse.
« Le véritable inconvénient “politique” concerne l’inégalité des conditions de travail et les inégalités sociales que le télétravail amplifie. »
Les métiers eux-mêmes en ont-ils été bouleversés?
La plupart, oui. Prenons l’exemple des métiers à haute valeur solennelle. Les études notariales, les cabinets d’avocats. Ce qui a été perdu, c’est la solennité des lieux et tout l’apparat qui entoure ces fonctions. Beaucoup de métiers sont ainsi devenus plus familiers, plus démocratisés. De façon plus globale, le travail est désacralisé par le télétravail. Il devient moins un lieu qu’un temps. Moins une finalité qu’un moyen au service de l’existence. Mais penser le travail comme une finalité en tant que telle est un nonsens, car travailler pour travailler n’a aucun sens. Si notre travail a du sens, c’est qu’il est au service d’autre chose que lui-même (nourrir mes enfants, rencontrer des gens, m’acheter une maison, etc.). Le télétravail, en désacralisant le travail, lui redonne paradoxalement tout son sens : celui d’être un moyen au service de la vie et non l’inverse.
Vous évoquez une autorité plus difficile à exercer. De quelles qualités nouvelles doivent faire preuve les managers?
dès lors que la société privilégie l’indifférenciation par rapport aux différences, la démagogie égalitariste par rapport à la valorisation de l’excellence et confond égalité de droits avec équivalence de compétences. Cela ne fait progresser personne et encourage tout le monde à se satisfaire de sa propre ignorance.
De fait, vous percevez déjà l’influence du wokisme dans les entreprises qui font appel à vous?
Cela frémit déjà, oui. J’étais contente, avec le Covid, de voir qu’on était sorti des formations débilitantes évoquées dans mes ouvrages. Mais voilà qu’on tombe dans des formations « woke ». Si sensibiliser est une chose, contrôler la pensée en est une autre. Or les assermentés du bien de ce type de formation-formatage vous assurent que vous ne savez pas ce que vous pensez et ne pensez pas ce que vous devez. Par démagogie, par conformisme anglo-saxon, on risque de basculer dans cette bien-pensance inquisitrice et cette « moraline » tyrannique.
Vous ressentez cette tension entre hommes et femmes?
Je perçois une vigilance des deux côtés. Du côté des hommes, toujours suspects d’être des agresseurs potentiels. Du côté des femmes, prêtes à dénoncer le moindre mot de travers, la moindre posture équivoque. L’heure n’est pas à la sympathie spontanée entre les deux sexes, mais à la vigilance mutuelle. Si les raisons de cette vigilance sont certainement bien légitimes (notamment du côté des femmes), on peut toutefois en regretter certains effets
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