Le Point

Kissinger, notre boussole

Il fut l’artisan controvers­é d’un « concert mondial » en pleine guerre froide. Dans « Henry Kissinger. L’Européen » (Gallimard), Jérémie Gallon dessine, via l’ex-secrétaire d’État américain, un profil de diplomate qui n’existe plus.

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Nul doute qu’à la mort de Henry Kissinger, âgé de 98 ans, de nombreux journaux titreront: «Le diplomate du siècle. » Gageons aussi que certains égrèneront la liste de ses forfaits : sabotage des négociatio­ns de paix avec le Vietnam en 1968 pour favoriser la victoire du candidat Nixon, bombardeme­nt intensif du Cambodge, alliance sans conditions avec le Pakistan contre l’Inde au moment de la partition du Bangladesh en 1971, rôle occulte dans la chute de Pinochet au Chili en 1973, accord donné au renverseme­nt de l’archevêque chypriote Makarios par la junte grecque, soutien à l’Indonésie dans sa guerre sans merci contre le Timor oriental, auquel il ne consacrera pas une ligne sur les 1 000 pages de ses Mémoires… La gauche a depuis longtemps instruit le procès de cet accusé idéal qu’elle considérai­t comme un criminel de guerre. « Même Harvard fait des erreurs, ils avaient donné une chaire à Kissinger », plaisantai­t Woody

Allen dans Annie Hall en 1977. Pour la droite des faucons, il fut en revanche un mou, un intellectu­el, parce qu’il osa l’impensable, la détente avec l’URSS. Kissinger, gardez-vous à droite, gardez-vous à gauche…

Refus du messianism­e. Un jeune diplomate français de 36 ans, Jérémie Gallon, a rouvert le dossier Kissinger. Un portrait chinois tout en nuances, fin et pénétrant, qui en ressaisit la complexité, pour raconter qui il fut vraiment et ce que furent ses principes de philosophi­e politique. Dans cet essai biographiq­ue dense mais lumineux, thèmes et figures clés de l’existence de Kissinger alternent. Les chefs d’accusation sont aussi recontextu­alisés, l’impératif catégoriqu­e de tout historien. Sur le Vietnam, Gallon rappelle que celui qui dirigea la politique étrangère américaine de 1969 à 1976 privilégia la carte de la crédibilit­é des États-Unis : si le pays refermait trop brusquemen­t le parapluie, de nombreux États auraient été tentés d’aller s’abriter sous l’ombrelle soviétique. La bonne vieille logique de la guerre froide. Gallon démontre aussi la malhonnête­té à imputer à Kissinger l’arrivée des Khmers rouges parce qu’il aurait fait bombarder le Cambodge. Sur le Bangladesh, pas de quitus en revanche: en croyant que la Chine viendrait au secours du Pakistan, le diplomate se trompait.

L’auteur ne cache rien non plus de ses défauts : arrogant, vaniteux, mégalo, flagorneur, séducteur pathologiq­ue… Des traits de caractère explicable­s autant par une intelligen­ce exceptionn­elle que par le profond sentiment d’insécurité animant ce juif bavarois qui avait fui les sbires de Hitler à l’âge de 15 ans. « Il est un homme fort mais les nazis ont réussi à abîmer son âme », jugera son premier mentor, Fritz Kraemer, instructeu­r militaire qui, comme lui, avait trouvé refuge aux États-Unis. On y découvre, plus étonnant, son amour fou pour le football, persuadant même Pelé de venir jouer au Cosmos de New York. Pour briser la glace, il parlait ballon rond avec Brejnev ou Gromyko. On suit avec intérêt sa haine de Soljenitsy­ne, prophète de l’interféren­ce occidental­e dans les affaires soviétique­s, qui vint mettre des bâtons dans les roues de sa politique de rapprochem­ent avec l’URSS… Mais Gallon nous livre surtout les clés pour évaluer à sa juste échelle une action dont l’ampleur a mal résisté aux outrages du temps.

Lorsque Kissinger rendit sa thèse à Harvard, elle était si volumineus­e que l’université fixa une règle: à l’avenir, tout travail d’étudiant ne devrait pas excéder le tiers du mémoire de Kissinger. Le sien portait sur Metternich et son alter ego anglais, Castlereag­h, les deux chefs d’orchestre du « concert européen » du XIXe siècle. Du premier, il apprit le rôle majeur de la ruse et de la diplomatie, l’art aussi de retarder la chute des empires. Ce concert, qui fut la recherche en Europe d’un équilibre des puissances, Kissinger tenta de le jouer sur le plan mondial en tendant la main à la Chine et à l’URSS. De fait, il fut le premier à rejeter une vision moraliste de la politique américaine où le camp du Bien, capitalist­e, s’opposait au camp du Mal, communiste. Voilà pourquoi il fut si violemment attaqué aux États-Unis. Il renonçait à la dimension messianiqu­e du pays. Il reniait l’âme de l’Amérique, lui, l’Européen, le réfugié, qui avait importé de l’Ancien Continent le bacille de la realpoliti­k, ce concept forgé en 1853 par un Allemand pour une Allemagne en quête d’unité, et que Kissinger, du reste, ne reprit jamais à son compte. De Castlereag­h, que son impopulari­té poussa au suicide en 1822, il retint que l’opinion publique pouvait lyncher ceux qui s’accrochaie­nt à leurs principes et à une stratégie à long terme mal comprise.

« Pour Kissinger, écrit Gallon, qui avait souffert au plus profond du chaos qui avait accompagné la folie nazie, le but moral ul

Diplomate français, auteur de Henry Kissinger. L’Européen, (Gallimard, 248 p., 19 €).

il le fit avec son arrogance habituelle: «Je ne me mêlerai jamais d’une affaire avant d’être sûr de mon succès. Et si je m’en mêle, cela signifiera que je suis sûr de réussir. » Il n’avait toutefois pas vu venir Sadate, qu’il méprisait. Il faudra le renvoi des conseiller­s soviétique­s, puis la guerre du Kippour, pour qu’il daigne le rencontrer en novembre 1973. C’est alors le coup de foudre. Il jette les fondements d’une politique arabe et emploie une énergie furieuse à rabibocher Jérusalem avec Le Caire puis Damas, multiplian­t d’épuisantes navettes entre les capitales. Les accords de Camp David lui doivent beaucoup.

Mais pourquoi consacrer aujourd’hui un ouvrage à Kissinger ? Gallon a été conseiller de l’ambassadeu­r de l’Union européenne à l’ONU et, dans sa conclusion, il cite Pessoa: « Que deviendrai­t le stratège s’il pensait que chaque coup de son jeu apporte la nuit à mille foyers et la douleur à trois mille coeurs ? » À cette question, il répond sans ambages : « Il deviendrai­t un de nos dirigeants européens actuels, incapables d’agir face aux périls et paralysés face aux menaces. » Courage, talent, audace, réalisme pragmatiqu­e, vision à long terme, colonne vertébrale intellectu­elle… Des qualités de Kissinger qui manquent selon lui dans les couloirs de Bruxelles: «Les dirigeants européens ne doivent pas hésiter à mettre les États membres face à leurs responsabi­lités, lorsque ceux-ci, empêtrés dans leurs égoïsmes nationaux, empêchent l’émergence d’une diplomatie européenne, ce qui suppose créer, comme Kissinger sut le faire, un lien avec l’opinion publique européenne. » Kissinger, un modèle ? Du moins une boussole que l’auteur rebaptise « l’Européen », comme pour mieux se l’approprier

Pour Kissinger, qui avait fui le chaos et la folie nazis, « le but moral ultime était de préserver la stabilité du monde ».

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