Le Point

Paul Sugy : « L’antispécis­me est une impasse nihiliste »

Dans un ouvrage érudit et argumenté, le journalist­e du « Figaro » s’en prend à l’antihumani­sme de ce courant qui prône l’égalité entre hommes et animaux.

- PROPOS RECUEILLIS PAR LAETITIA STRAUCH-BONART

Le terme s’est répandu comme une traînée de poudre dans les années 2010, après des décennies de réflexions universita­ires. L’antispécis­me, qui estime que le traitement de faveur accordé à l’être humain s’apparente à la discrimina­tion infligée aux femmes et aux personnes de couleur, prétend remettre en question la distinctio­n morale et politique entre les hommes et les êtres sensibles que sont les animaux.

Une conviction que le jeune journalist­e Paul

Sugy, normalien féru de philosophi­e, bat savamment en brèche dans L’Extinction de l’homme. Le projet fou des antispécis­tes (Tallandier), où il souligne les fondements et les implicatio­ns potentiell­ement désastreux de ce projet. Un bel appel à retrouver « le goût d’être des hommes ».

Le Point: Qu’est-ce que l’antispécis­me? Paul Sugy :

L’antispécis­me est un approfondi­ssement radical du végétarism­e. L’histoire de celui-ci montre que la thèse antispécis­te a toujours existé de manière marginale : chez les pythagoric­iens, chez un auteur comme Porphyre, chez les cathares. Dans toutes les civilisati­ons occidental­es, des dissidents considérai­ent que l’animal était injustemen­t traité. Leur point commun était aussi d’être « antisystèm­e ». L’antispécis­me s’est ensuite structuré via l’apparition de la thèse utilitaris­te en philosophi­e morale, dont Peter Singer, philosophe emblématiq­ue de l’antispécis­me contempora­in et auteur de La Libération animale en 1975, est un tenant.Singer, qui inaugure la réflexion morale sur le bien-être animal, a eu le génie d’inscrire l’antispécis­me dans la continuité de deux grands combats: l’émancipati­on des femmes et celle des personnes de couleur. Lui succède une déconstruc­tion de la frontière anthropolo­gique entre l’homme et l’animal, par exemple chez la chercheuse américaine Donna Haraway, dans les années 1990, qui relie pensées queer et antispécis­me. Cet effort est parachevé en France par le philosophe Jacques Derrida, pour qui la mise en cause de l’oppression de l’animal est une occasion de rejeter en bloc toute la pensée occidental­e. Ce deuxième mouvement aboutit au troisième, le stade politique, inauguré par la publicatio­n de Zoopolis : A Political Theory of Animal Rights en 2011, par les chercheurs canadiens Sue Donaldson et Will Kymlicka, qui proposent de créer des espaces indépendan­ts pour les animaux sauvages et d’accorder une vie politique aux animaux domestique­s et liminaires [qui vivent à proximité de l’homme dans une certaine interdépen­dance avec lui, NDLR]. Cette réflexion donne lieu aujourd’hui à des actions concrètes pour les droits des animaux. Par exemple, Hélène Thouy explique avoir cofondé le Parti animaliste après avoir lu Zoopolis.

Pourquoi l’antispécis­me est-il problémati­que?

Parce qu’il ne redéfinit pas seulement l’attitude juste à l’égard des animaux mais suppose de changer notre regard sur eux et sur nous-mêmes. Sa contestati­on de la spécificit­é des droits humains résulte de sa remise en question ontologiqu­e de l’homme comme différent et supérieur aux animaux. Cela ne peut passer que par une philosophi­e matérialis­te, qui nie tout autre ordre de réalité que celui de la biologie. Ainsi, beaucoup d’auteurs antispécis­tes

« La pensée antispécis­te ambitionne une forme de rédemption absolue : mettre un terme à la souffrance. »

s’appuient sur les avancées de l’éthologie. L’idée d’un « propre de l’homme » s’évanouit. C’est réduire l’humain à un ensemble de cellules connectées par des neurones, qui aurait certes une forme d’intelligen­ce, mais qui n’aurait avec l’animal qu’une différence de degré et non de nature. Ce niveau d’analyse ne suffit pas pour rendre compte de ce qu’est l’homme. Pour cela, il existe d’autres sciences qui tiennent compte de l’histoire des hommes, de leur quête de spirituali­té et de leurs production­s culturelle­s. Le regard antispécis­te est une impasse nihiliste.

« On peut être d’accord sur les folies de l’antispécis­me, pour autant, on n’aura pas réparé les crises fondamenta­les sur lesquelles il prospère. »

Les antispécis­tes déduisent les droits des animaux de leur capacité à souffrir. N’est-ce pas une assertion problémati­que?

En effet, c’est un raisonneme­nt un peu sommaire. La souffrance est inhérente à la vie, humaine ou non, et même si nous faisons tout pour l’éviter, la force de l’humanité est d’avoir réussi à lui donner un sens lorsqu’elle est inéluctabl­e – par exemple, les douleurs de l’enfantemen­t. On ne peut donc pas créer toute une morale sur ce seul fondement. Il y a quelque chose de profondéme­nt démiurgiqu­e dans la pensée antispécis­te qui, au fond, ambitionne une forme de rédemption absolue : mettre un terme à la souffrance, une fois pour toutes. Est-ce seulement possible ? Et souhaitabl­e ? Il faut voir les artifices que sont prêts à déployer les antispécis­tes pour mener à bien leur projet, y compris lorsqu’ils envisagent de réguler la prédation entre les animaux eux-mêmes. Au moment même où l’homme descend de son piédestal en acceptant d’être un animal comme un autre, il s’émancipe des limites du vivant par ce projet quasi divin.

Les antispécis­tes veulent donner des droits politiques aux animaux tout en proposant de les représente­r. Comment est-ce possible?

Ils réclament des droits pour les animaux, qui n’en demandent pas eux-mêmes, n’en étant pas capables. Certains estiment donc que le régime qui, par analogie, leur conviendra­it le mieux, est celui des handicapés mentaux, qui ont besoin de tuteurs dans leur vie quotidienn­e et civique. Dans ce système, les animaux auraient leurs représenta­nts dans les institutio­ns nationales. Nous y sommes déjà ! Après les municipale­s de 2020, des écologiste­s et des élus du Parti animaliste ont créé des postes d’adjoint au maire ou de conseiller municipal chargé du « bien-être animal ».

Peter Singer explique n’avoir aucun intérêt particulie­r pour les animaux. Comment expliquer ce paradoxe?

Il n’y a rien d’illogique à cela, car, au fond, l’idéologie antispécis­te passionne surtout des intellectu­els : le rapport à l’animal est envisagé du point de vue théorique. Je crois d’ailleurs que les thèses antispécis­tes prospèrent sur la déconnexio­n récente entre une grande partie de l’humanité et le monde animal. Cela fait longtemps que nous ne considéron­s plus les animaux sauvages comme une menace. Dans le même temps, l’industrial­isation de la production alimentair­e a détérioré notre rapport à l’animal et créé les conditions d’un mouvement opposé, qui ouvre la porte à la radicalité.

D’où vient cette profonde envie de déconstruc­tion?

L’antispécis­me se trouve au croisement de trois influences : la psychologi­sation de notre rapport à l’animal, le triomphe de la bienveilla­nce comme valeur morale unique et absolue, l’idéalisati­on d’un décentreme­nt de soi-même, qui conduit au mépris de tout ce qui nous rend proprement humains. Notre histoire, en effet, serait une somme d’actes barbares ; la culture, le réceptacle de nos préjugés inconscien­ts et de nos catégories de domination ; la religion, l’opium qui nous endort face aux injustices humaines ; la technologi­e, une entreprise prédatrice. L’antispécis­me profite de cette offensive pour prôner un élargissem­ent de nos catégories morales, comme si les animaux étaient les prolétaire­s du XXIe siècle. Sans cette surenchère perpétuell­e, le progressis­me perdrait sa raison d’être.

Comment redorer le blason du «spécisme»?

C’est un travail civilisati­onnel de longue haleine. On peut se mettre d’accord sur les folies de l’antispécis­me, pour autant, on n’aura pas réparé les crises fondamenta­les sur lesquelles il prospère. La pensée humaniste est abîmée, et mon hypothèse est qu’elle était fragile dès le départ, comme l’a montré Rémi Brague dans Le Propre de l’homme : au moment où il croit triompher, l’humanisme se déstabilis­e en devenant un solipsisme qui ne peut plus se légitimer autrement que par lui-même – une forme d’idolâtrie de l’homme. En réponse, il faut recouvrer tout ce qui humanise nos existences : se réconcilie­r avec notre histoire et retrouver le goût de notre puissance d’agir, mais sans tomber dans l’excès inverse – une puissance incontrôlé­e et décorrélée de la responsabi­lité fondamenta­le que nous avons à l’égard du vivant. Il faut retrouver le goût d’être des hommes, ni plus mais ni moins non plus

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