Le Point

L’Occident ensablé

Quand la France réfléchit à quitter le Sahel, c’est une certaine idée de l’universali­sme qui s’éteint…

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Loin des actualités vacancière­s, mais au coeur du sujet : l’opération militaire Barkhane. C’est-à-dire la présence française au Sahel, au coeur desséché de l’Afrique, pour mener la guerre aux califats ambulants et autres terrorisme­s confession­naux. Quand on vit en France, en Occident d’une façon générale, c’est là une question accessoire, entre la réouvertur­e des terrasses ou l’écologie, à peine visible audelà des murs des actualités. À peine si le nom évoque une province barbaresqu­e du limes ancien. Pourtant, c’est le coeur de la question pour l’Occident : faut-il aller lutter contre le « Mal » à la source ou rester chez soi, et gérer son quotidien ? Aujourd’hui, la présence militaire française est interrogée sur son utilité, son coût et son avenir. On commence à douter de l’utilité de cet interventi­onnisme d’anticipati­on. Et, effet domino, on commence à s’interroger sur le rôle de la France en dehors de la France, mais aussi le rôle de l’Occident en dehors de l’Occident. Autrefois, la réponse était aisée : on «y allait» pour «civiliser», convertir, construire, se loger ou exploiter, s’approprier. Aujourd’hui, le terrorisme impose une autre raison : on « y va » pour prévenir, empêcher la naissance de califats qui iront alimenter le terrorisme qui viendra frapper aux portes du Nord, avec plus de moyens, d’organisati­on et de zones d’influence et de recrutemen­t. Autant tuer le monstre dans l’oeuf.

Mais la stratégie ne convainc plus la collectivi­té : la bonne foi ou la politique préventive mondiale coûtent trop cher. En vies et en argent. Les États-Unis, après deux décennies de discours enflammés sur le rôle universel et la traque des « méchants », ont fini par plier bagage de l’Afghanista­n. C’est toute la politique interventi­onniste et l’assistance mondiale qui sont remises en question. Le tour de Barkhane, l’opération française, devait arriver, et ses détracteur­s puisent dans la débâcle américaine la preuve de l’inutilité d’aller si loin et au coût le plus haut. On remet en question l’efficacité militaire, le sens humain et l’avenir éventuel de cette interventi­on qui dure. C’est-à-dire qu’on revient à la vieille question philosophi­que de l’Occident qui a inventé l’universali­sme et la croyance dans les devoirs qui vont avec et qui, aujourd’hui, ne sait plus quoi en faire.

Plus encore, les autochtone­s interprète­nt le repli de l’Occident au prorata des puissances idéologiqu­es locales : on y acclame une victoire sur la « néocolonis­ation » en oubliant les décapitati­ons futures, on se réjouit d’une défaite de l’Occident en fermant les yeux sur ses propres moyens de stabilisat­ion, ou on regrette ce retrait car il ouvre la porte aux califats locaux. Comme au Nord, on voit au Sud, dans le possible départ des Français du Sahel, et de l’Occident en général, des territoire­s et du limes, une libération, une trahison ou une catastroph­e.

Que faut-il faire au Sahel si on ne peut ni y rester ni le quitter ? Aider à construire des État forts, souverains, capables de faire front. C’est ce que réclament certains. Mais il est plus facile de le dire que de réussir à le faire : difficile de faire la part des choses entre le principe et le calcul, le jeu de gangs internatio­naux et les pratiques douteuses entre voisins, l’interventi­onnisme chirurgica­l et la vision si ancienne des zones d’influence, sa propre histoire nationale et l’histoire des lieux que l’on veut préserver du « Mal », sa vocation et ses moyens.

Selon les spécialist­es, au Sahel (comme en Afghanista­n pour les États-Unis) se joue quelque chose de fondamenta­l pour l’avenir. De la France, de l’Occident et des pays voisins. On tente de l’ignorer en se cachant derrière la logique des chicanerie­s et des erreurs d’appréciati­on, mais il ne faut pas être un spécialist­e pour comprendre que la question « Barkhane » est une question que l’on devrait tous assumer au Nord. Dans un palais ou assis à une terrasse. La vérité est qu’une sentinelle surveillan­t de nuit la ligne du désert angoissant est toujours la mieux placée pour poser les plus grandes questions et tenter la plus juste des philosophi­es : la sentinelle voit l’essentiel. Ailleurs, on aura tout le loisir de céder à l’inflation des réponses. Le Sahel, capitale de nos angoisses communes

Au Sahel se joue quelque chose de fondamenta­l pour l’avenir. De la France, de l’Occident et des pays voisins.

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