Pourquoi Picasso n’est jamais devenu français
Isabelle Monnin et Doan Bui avaient naguère publié un passionnant ouvrage, Ils sont devenus français. Elles y épluchaient les dossiers de police de Brassaï, Chagall, Kandinsky… Picasso en était absent, et pour cause. Français, il ne l’est jamais devenu, martèle Annie Cohen-Solal, qui a épluché le volumineux dossier administratif de l’artiste, né le 25 octobre 1881 à Malaga, en Espagne. Il s’ouvre en 1901 sur le rapport d’un commissaire, qui, à l’occasion d’une exposition, s’intéresse à cet « apatride » de 20 ans, aux opinions anarchistes, pour s’achever dans les années 1960, quand le génie fêté ne daigne pas répondre à une proposition de nationalité française, ayant décidé d’« habiter sa condition d’étranger ». Entre-temps, Picasso aura déposé, en vain, une demande de naturalisation le 3 avril 1940, à la veille de la débâcle.
On regrettera les anachronismes de l’auteure ou des images hasardeuses, quand il s’agit par exemple de comparer des archivistes de la préfecture de police à des fonctionnaires de police, mais on ne peut que saluer la somme de travail acharné. Le mérite de l’ouvrage est notamment d’exhumer les rapports de l’administration française, dont la note de délation du 7 mai 1940, qui rapporte que Picasso a tenu des propos antifrançais et fait l’apologie du communisme. Le peintre a de solides appuis, mais le rapport défavorable des renseignements généraux établit que, étant « très suspect au point de vue national », il n’a aucun titre pour devenir français. Ironie : l’auteur de ce rapport, le brigadier Chevalier, collabo jugé en 1945, est aussi un peintre du dimanche impressionniste. Cohen-Solal constate l’imbroglio de la guerre : Picasso étranger est en affaires avec le sulfureux galeriste Fabiani, reçoit des officiers allemands dans son atelier, récupère du bronze grâce à Arno Breker, l’artiste du IIIe Reich, et, en 1945, il est plus riche de 6 millions. Ligne de crête périlleuse où Picasso, fragilisé, songe d’abord à peindre tout en résistant avec sa peinture…
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Un étranger nommé Picasso, d’Annie Cohen-Solal (Fayard, 748 p., 28 €).