LE POSTILLON
SOCIÉTÉ
cérémonies et aux plaques commémoratives – ■ témoins d’une mémorialisation institutionnelle – ou à divers livres, films ou séries qui relèvent d’une mémorialisation culturelle, le dernier exemple en date étant En thérapie.
Arrêtons-nous sur la double dimension de ce muséemémorial. Pour Henry Rousso, « le mémorial national est un acte de reconnaissance envers les victimes. Le musée, lui, adjoint un acte de connaissance, d’exposition, de transmission, il est un appel à l’Histoire. Pas de mémoire sans Histoire ». Et ajoutons : pas d’Histoire sans mémoire, dans une ère qui donne désormais le primat à celle-ci, déclinée au pluriel. Cette dimension scientifique est la principale justification de cette démarche muséale qui a soulevé des interrogations : pourquoi un musée consacré à un sujet qui continue d’affecter chaque jour notre pays ? N’est-ce pas trop tôt ? Ce sujet le mérite-t-il ? Que signifie-t-il ? Autant d’objections auxquelles Rousso répond : « Le terrorisme qui fait peser sur notre société une menace au quotidien vise à un effet de sidération. Il recherche le chaos, une stratégie de la tension. Nous répondons par un effet de connaissance, un acte de résistance par la culture, un processus de résilience. »
Une autre réponse sera apportée dans l’exposition permanente : si les actes décrits remonteront jusqu’en 1974 – référence à la grenade lancée contre le Drugstore Publicis par Carlos, premier attentat aveugle depuis la fin de la guerre d’Algérie –, le parcours étudiera l’émergence du terrorisme international et contemporain à la fin des années
1960, sans s’interdire des rétrospectives englobant la tentative d’assassinat de Bonaparte en 1800, les attentats anarchistes de la fin du XIXe siècle… Les terrorismes régionaux auront leur place (Corse, Pays basque, Bretagne) ainsi que, bien sûr, le terrorisme islamiste, analysé à partir de 1979. On l’a compris, ce musée veut faire école, malgré la proximité temporelle de ces situations.
Exception française. Rousso ajoute un dernier argument qui englobe la France dans un mouvement plus large, l’existence de quelques musées consacrés au terrorisme : celui d’Oklahoma City – le premier du genre, ouvert en 2000, après l’attaque au camion piégé de 1995 par des militants d’extrême droite ; les deux musées de New York dédiés au 11 Septembre ; le musée d’Oslo consacré au massacre perpétré par Anders Breivik ; enfin, le musée-mémorial des Victimes du terrorisme qui vient d’ouvrir à Vitoria-Gasteiz. La France ne serait donc pas une exception, elle ne fait pas cavalier seul. Précisons toutefois que ni Londres ni Madrid, durement touchés par les attentats de 2004 et 2005, ne sont allés au-delà du mémorial, l’un à Hyde Park, l’autre à la gare d’Atocha et dans un « bosquet des Absents ». Précisons aussi que la France sera le seul pays à ouvrir un musée qui dépasse l’acte in situ pour englober un phénomène global et au long cours : un millier de morts en France depuis cinquante ans et près de 4 000 actions terroristes.
À cet égard, une remarque s’impose. Ouvrir un tel musée national est tout sauf anodin. C’est reconnaître que le terrorisme est plus qu’une simple donnée de notre époque. Il fait époque. Du moins en France, pays meurtri à répétition par ces vagues terroristes souvent extérieures, touché dans ses symboles – de par son passé ou ses engagements géopolitiques – par « cette violence de guerre en temps de paix ». Il y a donc bien une exception française. Emmanuel Macron n’aura eu que deux projets muséaux : la Francophonie (ouverture prévue à Villers-Cotterêts en 2023) et le terrorisme. Une manière de signer notre temps et notre société. Réalisme ? Exagération? Henry Rousso défend ce choix: « Jusqu’en mars 2012 et l’action de Mohammed Merah, nous avons vécu avec le terrorisme sans en prendre conscience. On s’aperçoit ainsi que les vagues précédentes de terrorisme des années 1980 et 1990 n’ont donné lieu à aucune forme de mémorialisation. Par ailleurs, il serait irréaliste de prétendre que notre société n’est pas transformée au quotidien par le terrorisme. » Nous retrouvons là le « présentisme » de notre époque, dont les deux dimensions majeures sont la mémoire et le patrimoine à outrance. Dans la revue Mémoires en jeu, Gérôme Truc, coauteur par ailleurs de Face aux attentats (PUF), soulignait un autre point essentiel, « notre tendance à ne plus rien concevoir de véritablement historique qui ne soit traumatique ». C’est le trauma, avec toute sa part émotionnelle, qui fait désormais histoire. Henry Rousso l’admet : « Toutes les politiques de mémoire concernent des événements traumatiques. Car là où il y a problème, il y a un besoin de mémoire. »
Venons-en au choix du lieu. National, le musée-mémorial devait être situé à Paris ou près de Paris, ne pas être lié à un attentat précis, être visible sans être ostentatoire. Le préfet de région, Marc Guillaume, a signalé à l’Élysée l’existence à Suresnes du site de l’INSHEA, institut lié à la formation des handicapés. « Cette ancienne école de plein air, organisme architectural et pédagogique pionnier fondé dans les années 1930, avait été vendue à l’État par la ville en 1954 », nous précise le
« Toutes les politiques de mémoire concernent désormais des événements traumatiques. » Henry Rousso
maire, Guillaume Boudy. C’est donc l’État le propriétaire de ce lieu qui se dégradait et est disponible, car l’INSHEA doit bientôt le quitter. Mais la proximité immédiate du MontValérien ne peut laisser indifférent. Au-delà du parcours qui ne manquera pas de voir le jour sur cette colline de la mémoire, on ne peut que constater le glissement, peut-être accidentel mais acté par ce choix, du « héros » à la « victime ». Certes, Henry Rousso nous fait remarquer que le muséemémorial sera celui du terrorisme et non « des victimes du terrorisme ». Celles-ci, par le biais d’associations, sont toutefois très présentes dans le projet, dirigé officiellement par Élisabeth Pelsez, déléguée interministérielle à l’aide aux victimes. Rappelons que c’est en février 2016 que François Hollande a créé un secrétariat d’État à l’Aide aux victimes (devenu une délégation interministérielle sous Édouard Philippe). Selon François Azouvi, auteur de Français, on ne vous a rien caché (Gallimard), cette sacralisation de la figure de la victime a été bien sûr accélérée par la Shoah et sa mémoire. « Mais la disparition du religieux y a aussi contribué. Quand il n’y a plus de victime divine, suréminente, chaque individu, replié sur lui-même, peut s’ériger plus facilement en victime. »
Les victimes sont-elles les nouveaux héros de nos sociétés ? À propos de Samuel Paty ou de Stéphanie Monfermé, la policière tuée à Rambouillet, Emmanuel Macron, qui, dans les pages du Point, avait appelé au début de son quinquennat à un nouvel héroïsme, n’a-t-il pas parlé d’« héroïsme au quotidien » ?« Dans nos sociétés, sinon pacifiques, du moins en paix, il n’y a plus que cette forme d’héroïsme disponible », renchérit Henry Rousso, qui se défend toutefois de vouloir héroïser les victimes du terrorisme. «Ce ne sera pas le musée des victimes, avons-nous dit aux associations. » Le rapport préalable au musée était du reste centré sur la réponse des sociétés au terrorisme.
« Collectiviser des douleurs individuelles ». Mais, entre les perpétrateurs des attentats, dont il n’est pas question d’effacer les noms malgré la demande de certaines associations, les victimes et les primo-aidants (policiers, pompiers, voisins), un périlleux équilibre sera donc à trouver. On sait déjà que l’exposition permanente présentera un recueil d’objets ayant appartenu aux victimes. « Il s’agira de collectiviser des douleurs individuelles », explique Rousso. Collectiviser au nom de la nation, dans la mesure où un tel musée servira aussi à affirmer l’identité d’un pays qui survit aux attentats. Sur la coexistence de deux musées au sein de la même ville, l’historien propose un autre point de vue : « La mémoire elle-même a une histoire qu’il faut prendre en compte. D’un régime mémoriel où le héros était au centre, nous sommes passés à un régime mémoriel où la victime est au coeur. » Un remplacement que Suresnes résumera et incarnera, volontairement ou non, de manière saisissante. D’autant plus que la mémoire de la Résistance – l’ultime compagnon de la Libération vient de fêter ses 100 ans – sera, elle, amenée à s’effacer progressivement
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