Le Point

Patrick Artus : « Sans réforme, le capitalism­e va s’effondrer »

Dans « La Dernière Chance du capitalism­e » (Odile Jacob), l’économiste et chroniqueu­r du « Point » prône un modèle « ordolibéra­l » porté par un État incitateur et moins dirigiste. Pour en finir avec le « capitalism­e néolibéral ».

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Peut-on réduire la dépense de façon socialemen­t acceptable?

Il faut privatiser un certain nombre d’activités qui ne relèvent plus de l’État. Tout le monde admire le classement des université­s américaine­s dans le classement de Shanghai. Mais ce sont des université­s privées ! Eh bien, privatison­s les université­s ! Il faut redéfinir le périmètre de l’État. Dans son rapport de 2005 sur la dette, Michel Pébereau, l’ex-patron de la BNP, préconisai­t de geler les crédits des ministères jusqu’à ce qu’on atteigne l’équilibre budgétaire. Ce serait efficace.

Pourquoi êtes-vous contre un nouveau plan de relance pour investir dans les technologi­es d’avenir?

Chaque fois que l’État se mêle d’investir dans un domaine d’avenir, cela se termine mal. J’aime bien l’exemple du « plan calcul », que l’on avait appelé ainsi parce que le général de Gaulle n’avait pas compris qu’il fallait dire « ordinateur ». L’ordinateur avait beau représente­r l’avenir, cela s’est terminé par un fiasco PROPOS RECUEILLIS PAR MARC VIGNAUD

Il était une fois… l’argent magique. Contes et mécomptes pour adultes, de Jean-Marc Daniel (Le Cherche-Midi, 144 p., 14,50 euros).

Pour un peu, on croirait qu’Artus est devenu un membre des Économiste­s atterrés, proches de la gauche radicale. Dans son dernier livre écrit avec la journalist­e Marie-Paule Virard, le directeur de la recherche économique de Natixis s’en prend au capitalism­e des années 1980 qui a donné le pouvoir aux actionnair­es. Mais plutôt que la fuite en avant monétaire, il propose de revenir à l’« ordolibéra­lisme », au fondement de l’« économie sociale de marché » à l’allemande.

Le Point: Vous signez le constat d’échec du capitalism­e néolibéral, né dans les années 1980… Patrick Artus:

Il faut souligner que le terme « capitalism­e néolibéral » n’est pas vraiment approprié pour désigner le système actuel. Cela laisse penser qu’il est libéral. Ce n’est pas le cas, puisqu’un de ses piliers est la constituti­on de rentes et de monopoles des grandes entreprise­s comme les Gafam. Il faudrait plutôt parler du capitalism­e actionnari­al. Nous avons relu Capitalism­e et liberté, écrit par Milton Friedman en 1962, parce qu’on lui attribue, à tort, la paternité de ce système. Il y développe une vision du capitalism­e bien différente. Certes, il pense que les entreprise­s doivent maximiser leurs profits, mais il dit aussi que l’État doit s’occuper de nombreux sujets comme les inégalités ou les externalit­és économique­s. Friedman version 62 n’a rien à voir avec ce qu’a appliqué Reagan.

Pourquoi le capitalism­e purement actionnari­al est-il voué à disparaîtr­e ?

Tout le monde connaît ses inconvénie­nts : le partage des revenus défavorabl­e aux salariés, la hausse des inégalités – de patrimoine et de revenus –, l’augmentati­on de la pauvreté, la destructio­n des emplois industriel­s, la polarisati­on du marché du travail entre emplois très qualifiés et peu qualifiés. Mais, contrairem­ent à ce que disait l’économiste américain Arthur Laffer, nous n’avons pas eu de progrès technique, de croissance et d’emplois en échange. Les gains de productivi­té ont ralenti d’un point tous les dix ans !

Qu’est-ce qui explique ces maigres performanc­es en termes de productivi­té et donc de croissance ?

Le coeur du problème, c’est l’exigence anormaleme­nt élevée de rentabilit­é des fonds propres par les actionnair­es, beaucoup plus importante depuis le début des années 1980. Cette exigence a été satisfaite en déformant le partage des revenus au détriment des salaires. La croissance ne peut être au rendez-vous sans prospérité de la classe moyenne parce qu’elle constitue une grande part des débouchés pour les produits, notamment innovants. Cette exigence a aussi été satisfaite en coupant les investisse­ments de long terme, jugés pas assez rentables. Cela s’est aussi traduit par des délocalisa­tions, une façon de baisser les coûts des entreprise­s, ce qui a détruit les emplois intermédia­ires des pays de l’OCDE. Je suis d’accord avec Piketty pour dire que la concentrat­ion du capital entre quelques mains réduit la croissance parce que ces personnes n’allouent pas le capital aux bons investisse­ments. Elon Musk a beau être malin, il flambe du pognon sur plein de projets farfelus.

Les Économiste­s atterrés vous diront qu’ils font ce constat depuis le départ…

Nous avons écrit, il y a des années, Le capitalism­e est en train de s’autodétrui­re. Nous y évoquions également cette exigence de rentabilit­é des fonds propres. Ce n’est donc pas

une nouveauté. Ce qui l’est davantage, c’est notre analyse de trois béquilles dont a eu besoin le capitalism­e actionnari­al pour continuer à se développer. Depuis le milieu des années 1990, il y a eu une très forte accumulati­on de la dette privée. On a dit aux ménages américains : « Certes, votre revenu n’augmente pas, mais vous pouvez acheter votre maison en vous endettant. » La dette publique a pris le relais après l’éclatement de la crise financière de 2008. C’est la deuxième béquille. Les banques centrales sont venues en ajouter une troisième avec une explosion de la création monétaire. La véritable nouveauté, c’est la complicité entre les États et les banques centrales, qui font tout ce qu’elles peuvent pour éviter l’implosion du système, jusqu’à prendre des risques colossaux pour l’avenir. Sans réforme, le capitalism­e va s’effondrer, car il n’existe pas de quatrième béquille.

Dans la première partie du livre, on s’attend à vous voir défendre une politique à la Mélenchon… Pourquoi ne pas préconiser une hausse des impôts sur les patrimoine­s des plus riches et des hausses de salaire ?

Parce que ce serait guérir les symptômes du mal, mais pas le mal lui-même. Le système fabrique des inégalités primaires de revenus – avant impôt et transferts publics – élevées. En France, cette inégalité est également importante, mais cela tient à la faiblesse du taux d’emploi : beaucoup de gens n’ont pas accès au marché du travail. Dans la plupart des autres pays, c’est lié à la déformatio­n du partage des revenus au détriment des salariés. Pour corriger les inégalités de revenus, on peut augmenter la redistribu­tion, mais cela ne peut se faire sans augmentati­on d’impôts, soit en agissant sur les inégalités primaires de revenus. Pour agir sur ces inégalités primaires, nous défendons l’idée qu’il faut passer à un modèle capitalist­e « ordolibéra­l ».

Quel est ce modèle «ordolibéra­l» que vous défendez?

C’est un modèle qui préserve l’économie de marché, dans laquelle les décisions sont laissées aux agents économique­s. Mais l’État doit préserver la concurrenc­e pour empêcher les rentes et se préoccuper des externalit­és négatives de l’activité économique sur les inégalités, l’environnem­ent, etc. Il agit essentiell­ement par des incitation­s pour les corriger. Par exemple, il peut mettre en place un bonus-malus sur les licencieme­nts pour encourager les entreprise­s qui licencient moins, comme c’est le cas aux États-Unis. Contrairem­ent à ce qu’on croit, un salarié y reste plus longtemps dans un même emploi qu’en France. L’alternativ­e, c’est de tout réguler : définir les conditions acceptable­s de licencieme­nt dans la réglementa­tion ou, en matière climatique, expliquer aux citoyens quels moyens de transport ils ont le droit de prendre ou pas, etc. C’est une logique que Friedman dénonçait comme totalitair­e. Passer par les incitation­s fera nécessaire­ment baisser la rentabilit­é des entreprise­s.

Il faudra donc faire en sorte que les entreprise­s restent compétitiv­es face à leurs concurrent­es…

Oui, vis-à-vis d’autres régions du monde qui ne corrigerai­ent pas les externalit­és comme nous. Cela ne peut se faire qu’au niveau européen. C’est une réflexion très avancée en matière de CO2 avec un projet de mécanisme d’ajustement aux frontières. Le sujet est aussi valable pour le social.

Comment réduire les inégalités patrimonia­les que vous dénoncez ?

Je propose une augmentati­on de 10 % du capital de toutes les entreprise­s. Ce capital – actions cotées et non cotées – serait distribué gratuiteme­nt à tous les salariés. Cela revient à opérer une dilution de 10 % de tous les détenteurs de capital d’entreprise. Contrairem­ent à ce que l’on pourrait penser, cette propositio­n a été accueillie favorablem­ent par plusieurs grands patrons PROPOS RECUEILLIS PAR MARC VIGNAUD

La Dernière Chance du capitalism­e, de Patrick Artus et Marie-Paule Virard (Odile Jacob, 240 p., 20,90 €).

« Je propose d’augmenter de 10 % le capital des entreprise­s et de distribuer gratuiteme­nt cette part à tous les salariés. »

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