Dans les coulisses de Fendi avec Kim Jones
Dans ce palais-là, tout va vite, très vite. Et à l’instar de la Ville éternelle, du chaos émerge l’harmonie. Plongée exclusive dans les coulisses de Fendi avec Kim Jones, son directeur artistique.
Cent douze fragments le composent ; cent douze fragments qui n’étaient pas faits pour être assemblés ; cent douze fragments qui donnent sa beauté à cet Hercule de la collection Torlonia – la plus incroyable agrégation de marbres antiques du monde. Comment expliquer que plusieurs statues le composent, comment avouer que l’émotion de ce corps et de ce visage réside dans la manière dont on les a imaginés ensemble ? On est loin du parfait polissage des athlètes beaucoup plus récents, témoins de la statuaire des années 1930, trônant à l’entrée du palazzo della Civilta italiana. Leurs musculatures brutes s’écrivent dans l’architecture moderniste de ce palais de marbre lisse qui, désormais, abrite le siège de Fendi, maison romaine par excellence.
Le directeur artistique de l’univers féminin de la griffe, Kim Jones, collectionneur lui-même de manuscrits, de livres et de tableaux, ne serait sans doute pas insensible à la beauté fragmentée de l’Hercule des Torlonia. Lui aussi, mutatis mutandis, comme on disait dans la Rome impériale, doit assembler ce qui est épars pour créer du désir. Pensez, un Anglais succédant à un Allemand (Karl Lagerfeld) dans une maison italienne appartenant à un groupe français (LVMH). Un défi relevé par cet homme né au sud du mur d’Hadrien, à Londres. On le connaît depuis ses premiers pas avec sa marque
Kim Jones, collectionneur lui-même de manuscrits, de livres et de tableaux, ne serait sans doute pas insensible à la beauté fragmentée de l’Hercule des Torlonia.
(portant son nom) fondée à sa sortie de la prestigieuse Central Saint Martins ; on l’a suivi dans l’univers masculin de Dunhill; il a frappé le monde chez Vuitton en y célébrant les noces du streetwear et du luxe à travers des collaborations comme celle, historique, avec Supreme ; chez Dior, il a redonné aux hommes une nouvelle masculinité, insufflant aux collections références Couture, logo oblique historique, toile de Jouy et esprit des temps modernes en invitant des artistes comme Peter Doig à travailler avec lui.
Ce mode collaboratif est le sien depuis toujours : il l’applique chez Fendi depuis septembre 2020, sans renoncer à ses responsabilités chez Dior. Résultat ? Plus de dix collections à imaginer par an – et quelques surprises. Un travail de Romain, comme on dit, que seul Karl Lagerfeld avait accompli avant lui. Avec le Kaiser, cet Anglais partage une puissance créative hors du commun et un sens de l’organisation faisant passer les légions impériales pour des scouts en goguette. Logique, quand il faut mener l’attaque sur plusieurs fronts, du produit à l’image, du défilé au logo – y compris en terrain glissant comme furent les mois de pandémie mondiale.
C’est à Rome, lors de l’une de ses escales de quelques jours, qu’on le retrouve en plein travail. Le processus est secret, les collections que l’on voit s’élaborer ne seront dévoilées que dans quelques mois, les stratégies sont celles d’un empire. Pourtant, pas de paperasse juridique, pas de clause de confidentialité pour l’accès exceptionnel à ces moments : un sens de l’honneur tout romain ■■■
■■■ suffit, conjugué à une bonne dose d’understatement et d’humour british. On taira ce qu’on a vu, on pourra dire comment on y trame un propos, on écrira sur un processus esthétique.
Mais que se passe-t-il dans un studio de création en une journée ? On assemble, on coupe, on tranche, on biaise. Non pas sur une, non pas sur deux mais sur cinq collections à la fois, chacune à des moments différents de son élaboration.
À 10 heures tapantes, les uns et les autres gravissent les degrés du palais immaculé. Silvia Venturini Fendi, chargée des accessoires, est la première. Elle travaille toujours dans la maison fondée par ses grands-parents en 1925; avec l’arrivée de Kim Jones, sa fille, Delfina Delettrez Fendi, a rejoint l’équipe pour s’occuper des bijoux – sans abandonner sa propre griffe: « Je suis la mémoire qui écoute, maman est la mémoire qui parle », synthétise cette dernière pour évoquer leur duo.
Propos esthétique. Elles précèdent de quelques instants seulement la « team Jones », comme se surnomment les quelques collaborateurs constituant la garde rapprochée du créateur tant chez Fendi que chez Dior. Un commando d’experts dans leurs domaines, unis mais ouverts aux autres, butinant autour de Lucy Beeden, tour de contrôle des opérations, agent de liaison entre la team et les équipes des différentes maisons, fidèle entre les fidèles de Jones.
Tous vont passer de longues heures jusque tard dans la nuit dans une des ailes du palazzo moderniste. La ville n’apparaît que par interstices : ici, le crâne d’une des monumentales statues des arcades ; là, un bout de ciel. Des étagères où les prototypes des bijoux côtoient des modèles de souliers, de longs tableaux mobiles où sont épinglés photos d’inspiration, dessins anciens, ébauches de modèles, patrons, essais de textiles. Le pêle-mêle de ces « mood boards », comme on dit dans la mode, n’est qu’apparent : le dessein de Jones est clair. Et ce chaos d’où surgit l’harmonie est plus romain que Rome même : pas de cohérence lisible, en effet, dans l’enchevêtrement des rues, des églises, des fontaines de la cité. Il faut prendre du recul, comme dans le plan que Giovanni Battista Nolli en dressa en 1748, pour réaliser l’ordonnancement des places, les axes de partage et la géométrie symbolique de l’ensemble. Rome ne s’est pas faite en un jour, affirme le bon sens populaire. Aucune collection non plus, mais de ces tableaux d’inspiration jaillit une ambition esthétique.
Ce matin-là de mai, tout débute par la Couture, présentée en juillet. La bandeson, déjà-prête, passe en boucle – « cela nous permet d’être dans l’humeur de la collection », précise Kim Jones. Assis à une longue table, Silvia Venturini Fendi à sa droite, et, à sa gauche, Alister Mackie, styliste et oeil critique sollicité par ceux qui n’ont pas peur du talent des autres – et ce n’est pas le genre de Jones. Autour d’eux vont se relayer les métiers qui font la collection. Les toiles se succèdent sur deux mannequins «cabine». Les toiles? Des robes montées en toile blanche – d’où leur nom – mais pas finalisées : ici, on va choisir la broderie d’une robe ; là, on rectifie une longueur. Les « petites mains » s’activent autour d’Alessia qui les dirige. Tout va vite, très vite. Silvia Venturini Fendi approuve d’un hochement de tête quand Kim Jones se penche vers elle pour un avis – « c’est mon travail que d’être ainsi disponible et de pouvoir répondre rapidement aux sollicitations », indique-t-elle.
On passe aux accessoires. Pour comprendre un motif de broderie, une technique d’incrustation, un modèle des archives apparaît soudain. Kim Jones joue avec, dit oui, on passe aux bijoux. On valide les couleurs d’ors et de pierres, on retient les formes, on les attribue à chaque modèle. Les assistants notent à toute volée – le tempo est prestissimo autour de ces tables où on parle italien, anglais, et un peu de français. Dans ce rapport entre les pleins et les vides que sont les volumes des robes et des bijoux se lit également le rapport de la Ville éternelle à l’espace et au temps – il faut visiter Rome les yeux vers le ciel pour saisir le propos esthétique d’un palais dont les découpes dessinent des lobes dans le ciel, comme sur la piazza Sant’Ignazio. Il faut savoir regarder une robe de dos pour en comprendre l’allure, ouvrir un sac pour en saisir le chic, écouter la musique d’un long sautoir pour entendre l’humeur d’une collection.
Plus que dans les marqueurs esthétiques littéraux, c’est dans l’accumulation des références, dans la stratification des époques que l’exercice de création devient ici romain. Il en fut ainsi du premier opus de Kim Jones. Il puisait son inspiration dans sa collectionnite aiguë – un trait qui le rapproche de l’aristocratie noire des princes romains. Mais au lieu des marbres de Torlonia, cette obsession jouait sur la figure d’Orlando et de Virginia Woolf. Une option hautement civilisée, posant la Couture comme un des beaux-arts – ou presque, Rome et le luxe sourient de toute manière aux audacieux. Une manière également de magnifier les femmes fortes qui ont toujours été au coeur du propos de Fendi sans passer par la case manifeste féministe militant. Un trait qui caractérise les Fendi: « Ce sont des femmes de caractère, qui savent ce que sont la liberté et le travail », confesse Kim Jones, qui a toujours eu l’intelligence des maisons dans lesquelles il a exercé. Une compréhension intime alliée à un sens du produit qui lui a constamment permis de pousser un peu plus loin leur identité en propulsant, au passage, leurs performances économiques – un argument imparable dans les guerres de la mode contemporaine.
Premier acte. Soudain, un drapé suscite les applaudissements de la petite troupe. « Nous aimons le théâtre à Rome », dit en riant Silvia. Et la journée d’enchaîner les séquences. Après une capsule pour l’hiver 2021, voici le premier acte de la collection été 2022. La bande-son change – on est moins bel canto, plus dansant –, les panneaux d’inspiration coulissent, on déploie les recherches textiles. Tout s’emballe : en quelques instants, un pan de tissu est monté en robe sur le mannequin, Silvia partage un souvenir avec Kim et Alister, le volume change. « La main » des premières d’atelier rectifie, épingle, donne le tombé. En deux heures, on drapera ainsi une dizaine de modèles quand, de son côté, Delfina découpe sur du papier des premières idées de boucles d’oreilles. La collection s’élabore vivante. Une nouvelle forme de liberté pour ces ateliers qui pendant des années recevaient des dessins très précis de Karl Lagerfeld. Aujourd’hui, les dessins naissent de leurs mains. ■■■
Dans les pleins et les vides des volumes des robes et des bijoux se lit également le rapport de la Ville éternelle à l’espace et au temps.
Pas de triomphe à la romaine dans ce déploiement de force. Kim Jones sait que dans les empires du luxe, l’hubris en a fait chuter plus d’un.
■■■ Cette révolution copernicienne s’est effectuée sans heurt. Comme si ce que Silvia Venturini Fendi conte de Rome s’appliquait au processus créatif de Jones : «Les différentes époques historiques cohabitent parfois en un même bâtiment, et ce mélange, quoiqu’il emprunte à des styles très différents, compose un tableau harmonieux. Cette stratification me fascine, m’hypnotise. J’aime penser que les plus récentes se nourrissent des précédentes sans faire tabula rasa et que, au contraire, elles s’enrichissent, se superposent, fusionnent. » (in le hors-série Le Point, « Grand Tour », Rome). Un discours que Kim Jones pourrait faire sien, en redécouvrant dans les archives des talons de chaussures aux logos inversés ou une façon de traiter la fourrure de manière irrévérencieuse – et cet homme sait ne jamais être littéral.
Pudique. Une courte pause, on change de position, on poursuit par terre pour valider des collections dites capsules pour des marchés et des occasions précises : les déclinaisons des accessoires ont été actées il y a plusieurs semaines, on regarde une dernière fois la cohérence de l’ensemble. Au passage, Kim Jones se lève, retourne vers les plateaux de bijoux, envoie un message à Serge Brunschwig, PDG de Fendi. On passe au casting de la Couture. Un moment solennel où l’on décide quel modèle va être attribué à tel mannequin. « Les restrictions de voyage actuelles rendent l’exercice encore plus délicat », déclare Kim Jones. Là encore, on ne traîne pas : il connaît les mannequins, sait qui dira oui, qui dira non – et elles ont été nombreuses à dire oui dès ses premiers opus – de Kate Moss à Naomi Campbell en passant par Christy Turlington, Delfina et sa soeur, toutes avaient répondu présentes.
Pas de triomphe à la romaine dans ce déploiement de force. Kim Jones sait que dans les empires du luxe, l’hubris en a fait chuter plus d’un et que les trophées sont pour les empereurs – pas pour les généraux. Peu importe. Contrairement à ce que pourrait faire croire un train de vie flamboyant, l’homme est un pudique – un trait qu’il partage avec Silvia Venturini Fendi. Pas du genre à se plaindre, à geindre ou, a contrario, à se gargariser. Et puis il n’a pas le temps des atermoiements trop narcissiques. Le lendemain, il enchaîne sur d’autres rendez-vous dans la Péninsule, pour d’autres collaborations. Le soir, il sera à Londres. Quelques jours après, quarantaine oblige, il revient à Paris pour travailler sur la présentation de l’été 2022 de Dior Men, finaliser la collection automne et lancer l’hiver du géant de l’avenue Montaigne, qui n’a jamais connu une telle croissance de son chiffre d’affaires masculin – des résultats aussi énormes, dit la rumeur, que confidentiels… Avec la réouverture des frontières, ce voyageur va également pouvoir s’envoler de nouveau pour rencontrer artisans, artistes et savoir-faire. Rassembler ce qui est épars. Revenir enfin vers ce qu’il préfère : être sur le terrain avec ses équipes. Et travailler. Comme un Romain ■
Les chefs-d’oeuvre de la collection Torlonia sont exposés aux musées du Capitole jusqu’au 29 juin, www.museicapitolini.org