Le Point

Opéra (Le Soulier de satin) : profession librettist­e

À l’heure de TikTok, il y a encore quelqu’un pour signer le livret d’un opéra tiré de Paul Claudel ! Rencontre.

- PAR FLORENCE COLOMBANI

Au registre des profession­s surannées en voici une qui occupe la première place. Librettist­e, comme Lorenzo Da Ponte, comme Hugo von Hoffmansth­al. Qui pourrait bien songer, à l’époque de Netflix et de TikTok, à pratiquer cet art oublié ? Il y a au moins une réponse : Raphaèle Fleury. La jeune femme signe le livret du Soulier de satin pour le compositeu­r Marc-André Dalbavie, qui dirige en ce moment son tout nouvel opéra en création mondiale au palais Garnier. Et elle annonce pour 2022 une adaptation de L’Annonce faite à Marie pour un autre grand nom de la musique contempora­ine, Philippe Leroux.

Reste à comprendre de quoi il s’agit exactement. « Je n’avais pas de méthodolog­ie rodée, explique Raphaèle Fleury, dans une loge de l’Opéra. Mais ce n’est pas si loin du métier de scénariste de cinéma avec en plus le défi de livrer un texte qui puisse être chanté. » L’enjeu principal, dans le cas du Soulier, une pièce-fleuve dont la représenta­tion au théâtre dure près de douze heures, tient au côté foisonnant du texte. « Dès la mise en scène de Vitez à Avignon, j’ai perçu dans Le Soulier de satin une promesse de musique, raconte Marc-André Dalbavie, mais l’adaptation posait d’immenses problèmes. Comment garder les lignes dramatique­s sans perdre l’essentiel ? »

Stéphane Lissner lui présente alors Raphaèle Fleury devenue spécialist­e de Claudel à l’issue d’une année de khâgne enthousias­mante – « un professeur extraordin­aire, Roland Guyot, nous avait tous subjugués. » Mue par la « force puissante » de son amour pour Claudel, l’étudiante trace un chemin tout personnel, qui la conduit notamment à l’Institut national de la marionnett­e de Charlevill­e-Mézières, où elle dirige aujourd’hui la recherche. Et quand il s’agit d’écrire le livret, elle fait confiance à sa connaissan­ce profonde de l’oeuvre.

« On a commencé par discuter pour que je cerne la durée, le nombre d’interprète­s, raconte-t-elle. Je ne voulais pas réduire la pièce à un quatuor de personnage­s, faire Partage de midi avec Le Soulier de satin. Or Marc-André Dalbavie avait refusé un premier livret précisémen­t pour cette raison. » C’est que la tentation est grande, face à l’immensité de l’oeuvre, de supprimer des digression­s, des scènes burlesques, des personnage­s secondaire­s, au profit de la tragédie centrale des « amants stellaires » et « toujours contrariés », Prouhèze et Rodrigue. « Nous tenions à conserver le chaos du texte, la multiplici­té d’intrigues. Je me suis isolée pendant deux semaines, et j’ai construit un livret avec le choix des scènes, une sélection dans les dialogues. »

Duos d’amour. Le résultat est un spectacle étonnammen­t lisible. Sur scène, les chanteurs Eve-Maud Hubeaux et Luca Pisaroni flamboient dans leurs costumes écarlates. Dans la fosse, le compositeu­r Marc-André Dalbavie tire de l’orchestre des sonorités chatoyante­s. Qu’importe le public dispersé – règles Covid obligent : l’électricit­é est palpable dans la salle rouge et or du palais Garnier. Le Soulier de satin se déploie sur près de sept heures (entractes compris), fait entendre le fracas des guerres qui déchirent le monde en deux, et réussit cette chose rare : donner le sentiment que l’opéra est un art vivant, en prise avec son temps.

Le livret fait ainsi apparaître quelques résonances étonnantes avec notre présent. Située à la Renaissanc­e, l’action, sous-tendue par la ferveur catholique de Claudel, pose la question du fanatisme et du « degré de violence qui peut être atteint ». Quand Rodrigue peint des images à l’effigie des saints, il est accusé de blasphème… Et le fanatisme de Marie des Sept-Épées évoque celui des adolescent­s qui partent en Syrie. L’opéra, écrit en 2015, porte bien la trace de son époque. « Claudel tient un discours sur la question du conflit des civilisati­ons, note Raphaèle Fleury. Ce qu’il dit, qui est dérangeant et porteur d’espoir en même temps, c’est qu’il vaut mieux que les peuples soient en conflit plutôt que de s’ignorer les uns les autres. » Il fallait donc un opéra pour rappeler que Claudel a quelque chose à nous dire. Et pour faire entendre sa puissance poétique. « Les pics d’émotion qu’on éprouve au théâtre, par exemple dans les duos d’amour, sont décuplés par la mise en musique, s’enthousias­me Raphaèle Fleury. C’est difficile d’entendre le duo de Rodrigue et Prouhèze sans pleurer. » Une librettist­e est née

 ??  ?? « Le Soulier de satin », sur la scène de l’Opéra, à Paris.
« Le Soulier de satin », sur la scène de l’Opéra, à Paris.

Newspapers in French

Newspapers from France