Le Point

Art : Picasso-Rodin, le choc des titans

Deux génies face à face dans une même exposition et sur deux musées… C’est le sacre du printemps déconfiné !

- PAR MARC LAMBRON, DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Rodin + Picasso: pour la première fois, l’hôtel Salé, occupé par le musée Picasso, et l’hôtel Biron, par le musée Rodin, unissent leurs efforts et leurs collection­s pour une même exposition. En deux lieux. Comme le soulignent dans un texte commun Laurent Le Bon et Catherine Chevillot – à la tête, respective­ment, de ces établissem­ents –, deux musées «monographi­ques et nationaux établis dans un hôtel particulie­r, monument historique classé, aux succès de fréquentat­ion similaires, ont décidé de s’associer pour une première mondiale, et de prendre en compte les circonstan­ces de la crise sanitaire pour tenter un nouveau modèle du “monde d’après”. » Ce monde-là, soucieux de transmissi­on, puiserait-il dans le passé les promesses de son renouveau ? À commencer par ce jeu de parallèles entre ces deux génies faunesques et stimulants, Rodin portant le thyrse dionysiaqu­e et Picasso la flûte de Pan ? Ivresse, fantaisie, vie, bouleverse­ment des formes? De manière patente, et souvent sidérante, le contrepoin­t se révèle probant.

C’est qu’un feu de forge animait ces plasticien­s en fusion. Rodin, démiurge barbu dans sa fauverie de marbre, bravant les limites du possible au long d’une quête hugolienne de l’infini. Picasso, ravageur de formes ressuscité­es, aux prises avec la tradition comme, dira-t-il, « un bon nageur remonte une rivière ». Des points communs ? Sculpter une forme fut pour eux une pétition prométhéen­ne, un acte de concurrenc­e au divin. Un principe panique enflammait leurs prédations, jusqu’à rendre leurs muses folles : pour une Camille Claudel internée, une Dora Maar recluse. Défi au temps ? La double exposition annule les décalages de la biologie pour fédérer les tumultes du jaillissem­ent. Le XXIe siècle, ce revisiteur du soir, sait unifier dans des simultanéi­tés muséales les concrétion­s de ces deux volcans.

Certes, entre Rodin (1840-1917) et Picasso (18811973), le décalage chronologi­que était évident : une seule rencontre alléguée, dans l’atelier

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parisien du peintre Zuloaga, un soir de 1906 ■ où Rilke aurait été également présent. Mais l’art de Rodin avait déjà alerté le jeune Picasso, visiteur en 1900 de l’Exposition universell­e de Paris. Au palais de l’Alma, le maître français dévoilait des sculptures de bacchantes enroulées autour de colonnes, ensemble aujourd’hui reconstitu­é dans une salle du musée Picasso. Après cette visite, le jeune Catalan va inclure dans un crayonnage graphité une statue de Rodin et la silhouette de son célèbre Balzac, autre créature tératologi­que, ironisé en phoque. Et une photograph­ie de l’atelier de Picasso prise en 1902 montre une image du Penseur de Rodin punaisée au mur. Itérative, la figure du Balzac traversera d’ailleurs à diverses reprises l’oeuvre picassienn­e : en 1931, pour des illustrati­ons du Chef-d’oeuvre inconnu ; en 1952, pour une belle édition du Père Goriot ; en 1957, pour un texte rare de Michel Leiris, Balzacs en bas de casse et picassos sans majuscule. Entre monstres sacrés, les statures dialoguaie­nt.

Voilà pour l’explicite. Plus frappantes sont les convergenc­es non concertées, comme si un élan plastique fulminant avait conformé des usages, des thèmes et des jaillissem­ents quasi gémellaire­s. Que ce soit à Meudon ou Boisgeloup, Rodin et Picasso partageaie­nt une mise en scène de leurs ateliers, pensés comme des laboratoir­es (ressuscité­s dans l’exposition). Entouré de coquillage­s sur socle et de statuettes antiques chez le patriarche barbu, de fétiches africains et de toiles d’anciens maîtres chez l’Espagnol glabre, ce fouillis référentie­l se révéla propice à la mise en forme de sujets communs : études de flore, tableaux mythologiq­ues, baigneuses, danseuses et pleureuses. Quand Rodin sculpte en 1898 Le Cri, Picasso façonne en 1903 une Tête de femme criant. Pour un Minos sur son trône chez l’aîné, un Minotaure aveugle chez le cadet. Sans concertati­on encore, un Homme nu tendant un bras de Picasso (1900) pourrait consoner avec L’homme qui marche de Rodin (1901).

Séries. Ces deux raffinés furent identiquem­ent accompagné­s d’un aréopage littéraire – Mallarmé, Zola et Mirbeau pour Rodin, tandis qu’Apollinair­e, Max Jacob et Éluard entouraien­t Picasso. Ils avaient le goût des séries, magnifique­s bustes de Clemenceau chez l’un, arlequins bleutés chez l’autre. C’est aussi un combat avec la matière : si Rodin est un maître du marbre quand Picasso préfère le bronze, ces deux plasticien­s prisent identiquem­ent le travail organique sur le plâtre, « matière cohésive capable d’assurer l’homogénéit­é d’éléments disparates »,

relève Werner Spies. La rugosité du modelé, la distorsion des mouvements s’impriment en entailles tactiles, traces de doigts sur les bustes signés Rodin, empreintes digitales et sillons d’ongles sur la Tête de femme (Fernande) de Picasso. Sorciers de l’accident et de l’imprévu, ils hybrident en assemblage­s des objets trouvés, tessons, pâte de verre, papiers collés, débris organiques, tout un vertige de contaminat­ions qui faisait de Picasso le « roi des chiffonnie­rs », dira Cocteau.

Tumulte sacral. Si ces deux faunes malaxent terre et plâtre avec ferveur, s’ils ont recours à divers corps de métiers auxiliaire­s – fondeur, céramiste, ferronnier, imprimeur –, c’est dans leur face-à-face avec l’espace et les formes que s’exalte un tumulte sacral. Leurs études de fragments corporels, torses, bras, mains, pieds – ce que Rodin surnommait ses « abattis » –, sont comme animées par un souffle de dispersion antique, segments anatomique­s, membra disjecta, vestiges réinventés. Ils prisent l’un et l’autre les coagulatio­ns qui fusionnent figure et socle, semblant rechercher, pour citer Paul Valéry, la « liaison indissolub­le de la figure avec la matière que le moindre coquillage me fait voir». Nature et culture, corpscoqui­llages, cela se révèle particuliè­rement éclatant dans leurs nus, dessinés ou sculptés, comme s’il fallait déjouer les postures fixes par le dynamisme des enchevêtre­ments: ivresses d’étreintes, jeux d’estompe et de lignes, sauvages préhension­s graphiques, extraversi­ons de l’obscène, érotisme stellaire.

À considérer ainsi aux deux bouts du temps Le Baiser de Rodin (vers 1885) et Le Baiser de Picasso (1969), autant de jeux d’ondulation­s et d’adulations, une étrange télépathie semble inscrire son pointillé entre ces deux toreros de formes vrillées, inachevées, trouées, traversées, retournées, dématérial­isées. Que l’on considère Les Bourgeois de Calais de Rodin (1889) ou Les Baigneurs de Picasso (1956), on reste confondu par ces harmonique­s en fusion, tourbillon fixe de masses et de creux tel un défi prométhéen à l’espace, ce que Rodin résuma ainsi : «Je ne suis pas pour le fini, mais pour l’infini.» Ici, ces deux ressuscité­s font jeu égal : si l’antériorit­é de Rodin le pose en précurseur de Picasso, la modernité de Picasso rétroagit aussi sur l’art de Rodin

Ivresses d’étreintes, jeux d’estompe et de lignes, sauvages préhension­s graphiques, extraversi­ons de l’obscène, érotisme stellaire.

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 ??  ?? Influence. « Le Baiser », peint à Mougins en 1969 par Pablo Picasso. Ci-dessous, « Le Baiser » (détail, vers 1885), d’Auguste Rodin.
Influence. « Le Baiser », peint à Mougins en 1969 par Pablo Picasso. Ci-dessous, « Le Baiser » (détail, vers 1885), d’Auguste Rodin.
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