Art : Picasso-Rodin, le choc des titans
Deux génies face à face dans une même exposition et sur deux musées… C’est le sacre du printemps déconfiné !
Rodin + Picasso: pour la première fois, l’hôtel Salé, occupé par le musée Picasso, et l’hôtel Biron, par le musée Rodin, unissent leurs efforts et leurs collections pour une même exposition. En deux lieux. Comme le soulignent dans un texte commun Laurent Le Bon et Catherine Chevillot – à la tête, respectivement, de ces établissements –, deux musées «monographiques et nationaux établis dans un hôtel particulier, monument historique classé, aux succès de fréquentation similaires, ont décidé de s’associer pour une première mondiale, et de prendre en compte les circonstances de la crise sanitaire pour tenter un nouveau modèle du “monde d’après”. » Ce monde-là, soucieux de transmission, puiserait-il dans le passé les promesses de son renouveau ? À commencer par ce jeu de parallèles entre ces deux génies faunesques et stimulants, Rodin portant le thyrse dionysiaque et Picasso la flûte de Pan ? Ivresse, fantaisie, vie, bouleversement des formes? De manière patente, et souvent sidérante, le contrepoint se révèle probant.
C’est qu’un feu de forge animait ces plasticiens en fusion. Rodin, démiurge barbu dans sa fauverie de marbre, bravant les limites du possible au long d’une quête hugolienne de l’infini. Picasso, ravageur de formes ressuscitées, aux prises avec la tradition comme, dira-t-il, « un bon nageur remonte une rivière ». Des points communs ? Sculpter une forme fut pour eux une pétition prométhéenne, un acte de concurrence au divin. Un principe panique enflammait leurs prédations, jusqu’à rendre leurs muses folles : pour une Camille Claudel internée, une Dora Maar recluse. Défi au temps ? La double exposition annule les décalages de la biologie pour fédérer les tumultes du jaillissement. Le XXIe siècle, ce revisiteur du soir, sait unifier dans des simultanéités muséales les concrétions de ces deux volcans.
Certes, entre Rodin (1840-1917) et Picasso (18811973), le décalage chronologique était évident : une seule rencontre alléguée, dans l’atelier
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parisien du peintre Zuloaga, un soir de 1906 ■ où Rilke aurait été également présent. Mais l’art de Rodin avait déjà alerté le jeune Picasso, visiteur en 1900 de l’Exposition universelle de Paris. Au palais de l’Alma, le maître français dévoilait des sculptures de bacchantes enroulées autour de colonnes, ensemble aujourd’hui reconstitué dans une salle du musée Picasso. Après cette visite, le jeune Catalan va inclure dans un crayonnage graphité une statue de Rodin et la silhouette de son célèbre Balzac, autre créature tératologique, ironisé en phoque. Et une photographie de l’atelier de Picasso prise en 1902 montre une image du Penseur de Rodin punaisée au mur. Itérative, la figure du Balzac traversera d’ailleurs à diverses reprises l’oeuvre picassienne : en 1931, pour des illustrations du Chef-d’oeuvre inconnu ; en 1952, pour une belle édition du Père Goriot ; en 1957, pour un texte rare de Michel Leiris, Balzacs en bas de casse et picassos sans majuscule. Entre monstres sacrés, les statures dialoguaient.
Voilà pour l’explicite. Plus frappantes sont les convergences non concertées, comme si un élan plastique fulminant avait conformé des usages, des thèmes et des jaillissements quasi gémellaires. Que ce soit à Meudon ou Boisgeloup, Rodin et Picasso partageaient une mise en scène de leurs ateliers, pensés comme des laboratoires (ressuscités dans l’exposition). Entouré de coquillages sur socle et de statuettes antiques chez le patriarche barbu, de fétiches africains et de toiles d’anciens maîtres chez l’Espagnol glabre, ce fouillis référentiel se révéla propice à la mise en forme de sujets communs : études de flore, tableaux mythologiques, baigneuses, danseuses et pleureuses. Quand Rodin sculpte en 1898 Le Cri, Picasso façonne en 1903 une Tête de femme criant. Pour un Minos sur son trône chez l’aîné, un Minotaure aveugle chez le cadet. Sans concertation encore, un Homme nu tendant un bras de Picasso (1900) pourrait consoner avec L’homme qui marche de Rodin (1901).
Séries. Ces deux raffinés furent identiquement accompagnés d’un aréopage littéraire – Mallarmé, Zola et Mirbeau pour Rodin, tandis qu’Apollinaire, Max Jacob et Éluard entouraient Picasso. Ils avaient le goût des séries, magnifiques bustes de Clemenceau chez l’un, arlequins bleutés chez l’autre. C’est aussi un combat avec la matière : si Rodin est un maître du marbre quand Picasso préfère le bronze, ces deux plasticiens prisent identiquement le travail organique sur le plâtre, « matière cohésive capable d’assurer l’homogénéité d’éléments disparates »,
relève Werner Spies. La rugosité du modelé, la distorsion des mouvements s’impriment en entailles tactiles, traces de doigts sur les bustes signés Rodin, empreintes digitales et sillons d’ongles sur la Tête de femme (Fernande) de Picasso. Sorciers de l’accident et de l’imprévu, ils hybrident en assemblages des objets trouvés, tessons, pâte de verre, papiers collés, débris organiques, tout un vertige de contaminations qui faisait de Picasso le « roi des chiffonniers », dira Cocteau.
Tumulte sacral. Si ces deux faunes malaxent terre et plâtre avec ferveur, s’ils ont recours à divers corps de métiers auxiliaires – fondeur, céramiste, ferronnier, imprimeur –, c’est dans leur face-à-face avec l’espace et les formes que s’exalte un tumulte sacral. Leurs études de fragments corporels, torses, bras, mains, pieds – ce que Rodin surnommait ses « abattis » –, sont comme animées par un souffle de dispersion antique, segments anatomiques, membra disjecta, vestiges réinventés. Ils prisent l’un et l’autre les coagulations qui fusionnent figure et socle, semblant rechercher, pour citer Paul Valéry, la « liaison indissoluble de la figure avec la matière que le moindre coquillage me fait voir». Nature et culture, corpscoquillages, cela se révèle particulièrement éclatant dans leurs nus, dessinés ou sculptés, comme s’il fallait déjouer les postures fixes par le dynamisme des enchevêtrements: ivresses d’étreintes, jeux d’estompe et de lignes, sauvages préhensions graphiques, extraversions de l’obscène, érotisme stellaire.
À considérer ainsi aux deux bouts du temps Le Baiser de Rodin (vers 1885) et Le Baiser de Picasso (1969), autant de jeux d’ondulations et d’adulations, une étrange télépathie semble inscrire son pointillé entre ces deux toreros de formes vrillées, inachevées, trouées, traversées, retournées, dématérialisées. Que l’on considère Les Bourgeois de Calais de Rodin (1889) ou Les Baigneurs de Picasso (1956), on reste confondu par ces harmoniques en fusion, tourbillon fixe de masses et de creux tel un défi prométhéen à l’espace, ce que Rodin résuma ainsi : «Je ne suis pas pour le fini, mais pour l’infini.» Ici, ces deux ressuscités font jeu égal : si l’antériorité de Rodin le pose en précurseur de Picasso, la modernité de Picasso rétroagit aussi sur l’art de Rodin
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Ivresses d’étreintes, jeux d’estompe et de lignes, sauvages préhensions graphiques, extraversions de l’obscène, érotisme stellaire.