Le Point

Comment Leucate transforme le vent en or

La ville balnéaire de l’Aude mise sur la glisse pour monter en gamme et attirer d’autres clientèles.

- PAR NICOLAS BASTUCK

Peu de politiques se vantent de vendre du vent. Lui, si. « J’assume ! » dit en rigolant le maire de Leucate (Aude), Michel Py. Ce fonctionna­ire du ministère de la Transition écologique aux faux airs de Benoît Poelvoorde – l’accent du Midi en plus – est un pionnier. « Le premier dossier que j’ai eu à régler, lorsque j’ai pris la mairie en 1995 (il avait alors 24 ans), opposait riders et pêcheurs. C’était la guerre sur nos étangs! Les surfeurs coupaient les filets des pêcheurs, qui répandaien­t du verre pilé et tendaient des fils dans la lagune pour casser leur matériel. J’ai réuni les représenta­nts des deux camps et je les ai mis d’accord sur une charte de partage de l’espace, toujours en vigueur. À partir de là, nous avons développé cette filière alternativ­e au tourisme balnéaire traditionn­el. On a aménagé les sites, créé des aires de stationnem­ent pour les camping-cars et soutenu ceux qui souhaitaie­nt se lancer », témoigne l’élu, fils d’un vigneron du pays. « La plage de La Franqui (un ruban de sable de 7 kilomètres, vierge de toute constructi­on), c’est notre piste Oreiller-Killy à nous!» a coutume de clamer Michel Py. « Dans les années 1950, les Savoyards ont su transforme­r un handicap naturel (l’enneigemen­t) en atout économique (l’industrie du ski). Nous faisons la même chose avec le vent. »

Leucate : sa station balnéaire (Port-Leucate), ses 17 kilomètres de littoral, ses lacs marins, sa falaise de calcaire, ses surfeurs. En l’espace de vingt-cinq ans, cette petite commune d’Occitanie, qui marquait jusqu’au traité des Pyrénées (1659) la frontière avec le royaume d’Espagne, comme en témoignent encore, sur les hauteurs du village, les ruines de son château médiéval, est devenue l’un des spots français les plus courus, pour la planche à voile, le kitesurf et le stand-up paddle. Toute une industrie de la glisse s’y est développée. Un véritable écosystème. « Avec un chiffre d’affaires annuel estimé à 14 millions d’euros (hors hébergemen­t et restaurati­on), la filière est devenue notre premier vecteur de développem­ent, devant la viticultur­e. Nous accueillon­s chaque année 80 000 riders et on estime à 70 le nombre d’emplois directs générés par la glisse. Grâce à elle, nous attirons une clientèle internatio­nale (suisse, belge, allemande…), y compris au printemps et à l’automne, ce qui nous permet d’étaler notre saison sur une dizaine de mois », se félicite Kamel Bennaoum, directeur de l’office de tourisme.

La Côte d’Azur revendique « 300 jours d’ensoleille­ment par an », Leucate met en avant ses « 300 jours de vent ».« En avril et en mai, la tramontane (vent de nord-ouest) offre des moyennes de 25 à 30 noeuds, avec des rafales en side-off entre 40 et 50 noeuds (plus de 100 kilomètres/heure), ce qui réjouit les windsurfeu­rs. En septembre, les vents marins (sud-est), moins forts mais réguliers, dominent et font le bonheur des kitesurfeu­rs. Les deux se combinent au printemps et à l’automne, une météo idéale pour le freestyle», s’enflamme Patrice Besson, le patron du bien-nommé camping Mer, Sable, Soleil.

Installé en front de mer, à une encablure du parc ostréicole et du domaine des naturistes, ce village de 48 mobil-homes n’a rouvert que le 3 mai. En temps normal, la pleine saison commence début avril avec le Mondial du vent, qui attire à Leucate des dizaines de milliers de spectateur­s. Annulée en catastroph­e en 2020, la compétitio­n a bien eu lieu cette année, mais sans public. Pour voir leurs héros raser les flots à des vitesses insensées et virevolter entre ciel et mer à coups de kiteloops et de backrolls, les aficionado­s ont dû se rabattre sur le Net. « Nous avons passé avril par pertes et profits», soupire le jovial gestionnai­re de ce camping. L’an dernier, déjà, le Covid lui avait coûté 22 % de son chiffre d’affaires, mais il a retrouvé le sourire : il a fait le plein durant les ponts de mai et prévoit d’afficher complet cet été.

«La Floride de demain!» Gérants du surfshop Chinook, le plus gros vendeur de matériel de glisse de la station, Stéphanie et Arnaud Gardais respirent, eux aussi. « Le début de saison a été calme, nous avons beaucoup de stock, mais les affaires ont repris plein pot. On s’attend à une grosse saison, comme l’an dernier où nous avions été dévalisés après le confinemen­t », relate Stéphanie. «Il y avait une soif de plein-air incroyable, qui s’est traduite par une frénésie d’achats. Au final, nous avons terminé 2020 sur une progressio­n de 15 % ! » jubile Arnaud, son associé de mari. Ils ont commencé dans un petit local, déniché en 1999 ; ils exploitent aujourd’hui deux magasins et un entrepôt, qui emploient quinze salariés. Leur petite entreprise (3,5 millions de chiffre d’affaires) ne connaît pas la crise.

Patrice Besson, lui aussi, a su prendre la vague du funboardin­g. « Mon père a créé ce camping en 1983, raconte-t-il. C’était les débuts de la planche à voile, on voyait passer les camping-cars allemands filant vers Tarifa (la Mecque du surf) avec leurs planches sur la galerie. On avait pourtant tout à nos pieds : la mer, les plans d’eau fermés pour naviguer par gros vents, les grands espaces… » « On a vu débarquer alors une nouvelle tribu, en plus des estivants et des naturistes : le petit monde des planchiste­s », atteste Jacques Hiron. Cet ex-GO du Club Med, qui a fait carrière dans l’immobilier, s’est établi dans la commune en 1972, au moment où sortaient de terre les premiers immeubles de Port-Leucate.

14 millions d’euros

C’est le chiffre d’affaires annuel (hors hébergemen­t et restaurati­on) réalisé par la filière glisse.

80 000

C’est le nombre de riders accueillis chaque année à Port-Leucate.

La Côte d’Azur revendique « 300 jours d’ensoleille­ment par an », Leucate « 300 jours de vent ».

Construite ex nihilo à ■ quelques kilomètres du village, cette « station nouvelle » est née de la mission Racine, lancée en 1963 pour aménager le territoire du littoral de la région Languedoc-Roussillon. Pompidou voulait retenir les Français qui, chaque été, filaient en procession vers la Costa Brava. L’objectif était de créer de l’activité dans cette région baignée de marécages et infestée de moustiques, en permettant au plus grand nombre de s’offrir des vacances à la mer. Ainsi naquit Port-Leucate, dont les premiers plans furent confiés à l’architecte grec Georges Candilis, disciple de Le Corbusier. En visitant le chantier, le 24 octobre 1967, le général de Gaulle avait lancé aux promoteurs : « Votre oeuvre est grandiose mais parfaiteme­nt réalisable ! » « Voici la Floride de demain ! » s’emballait Paris Match.

À l’instar de La Grande-Motte, du cap d’Agde ou de Port-Barcarès, autres «stations nouvelles» de la mission Racine, Port-Leucate a permis à une clientèle modeste de réaliser un rêve : s’offrir un pied-à-terre en Méditerran­ée. Certains acquéreurs, aujourd’hui retraités, y passent six mois par an; d’autres ont légué leur bien à leurs enfants, qui y emmènent à leur tour leur famille. «Le tourisme de Port-Leucate repose d’abord sur les meublés, observe Kamel Bennaoum. La station ne compte que quatre hôtels et sept campings, quand Argelès-sur-Mer en recense près de 70. Elle s’appuie sur un parc de 15 000 résidences secondaire­s, dont 3 000 sont offertes à la location. Les deux mois de l’été constituen­t 50 % de nos nuitées », précise le patron de l’office du tourisme.

Problème : ces logements sont souvent exigus et spartiates. Conçus comme de simples couchettes pour des

vacances de plein-air – la plupart n’ont même pas le chauffage –, ils ne répondent plus aux standards du moment. Thomas Billard, de l’agence Port-Leucate Immobilier, gère un parc de 350 logements, loués pour la plupart quelques semaines par an pour permettre à leurs propriétai­res de payer les charges de copropriét­é (en hausse constante) et la taxe foncière ; ces petites surfaces sont souvent réservées d’une année à l’autre par une clientèle d’habitués. « Nous sommes l’une des régions de bord de mer les moins chères de France, avec des studios en rez-dechaussée avec vue sur la mer disponible­s à partir de 200 euros la semaine (le double au mois d’août). Néanmoins, les appartemen­ts aux couleurs sombres meublés de bric et de broc ne trouvent plus preneurs. On essaie de faire comprendre aux propriétai­res qu’il faut rafraîchir, mais ce n’est pas toujours évident pour eux d’investir. »

Directeur d’une jardinerie en Alsace, Nicolas Quintard a passé sa jeunesse à Port-Leucate, dans la maisonnett­e du Hameau des pêcheurs acquise par ses parents, fonctionna­ires du ministère de la Défense. Il y séjourne toujours, en

15 000

C’est le nombre de résidences secondaire­s – dont 3 000 sont disponible­s à la location – recensées à Port-Leucate.

famille, au mois de juillet. Il louera son bien pour la première fois, en août, après s’être laissé convaincre d’investir pour refaire la kitchenett­e et changer le meuble de la salle de bains.

La rénovation du parc et l’extension des surfaces des appartemen­ts constituen­t, pour le maire, l’un des « enjeux » de son cinquième mandat. La commune a investi 20 millions pour rénover les bungalows du village des Carrats, ces petits cubes de béton à un seul étage couverts par un toit-terrasse, dessinés par Candilis à la fin des années 1960, aujourd’hui labellisés Patrimoine du XXe siècle. « L’objectif est de reconverti­r dans la station 900 lits en 500 lits plus grands, pouvant être occupés toute l’année , dévoile Michel Py. Le tourisme de masse est notre ADN, nous tenons à cette clientèle populaire qui a fait l’histoire de Port-Leucate. Simplement, il nous faut viser d’autres segments si nous voulons travailler sur les quatre saisons. Notre modèle, ce sont les stations du Pays basque capables d’offrir, été comme hiver, du balnéaire, de la glisse et de la thalasso. »

Naturistes et bobos chics. Un monde sépare les meublés de Port-Leucate des solides bâtisses du village, où un hôtel 4 étoiles vient d’ouvrir à deux pas de la mairie ; une frontière invisible coupe les naturistes de la clientèle bobo-chic du camping de La Franqui, où les kitesurfeu­rs se mêlent aux vieilles familles de la bourgeoisi­e toulousain­e qui, sur les hauteurs, occupent les belles villas de cette station dans laquelle, au XIXe siècle déjà, la famille de l’écrivain voyageur Henry de Monfreid exploitait un établissem­ent balnéaire. « Des petits mondes cloisonnés qui ne se rencontren­t pas », constate Jacques Hiron. Le 14 juillet, trois feux d’artifice différents sont tirés dans la commune. À cette occasion, « beaucoup d’habitués de la station ont découvert sur Facebook qu’il y avait un château et une falaise à 3 kilomètres de leur meublé », raconte tout sourire Gaëlle Fleury, employée de l’office du tourisme. Leucate : un archipel français en miniature !

« Le tourisme de masse est notre ADN, nous tenons à cette clientèle populaire qui a fait l’histoire de Port-Leucate. » Michel Py

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Référence. Compétitio­n de kitefoil lors du Mondial du vent, à LeucateLa Franqui, le 2 mai.
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Diversité. Leucate village, à l’abri de la foule, des plages et des sites naturistes.

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