Le Point

L’éditorial de Franz-Olivier Giesbert

- Erevan, Arménie

Acceptera-t-on, un jour, de nommer les choses ?

Michel Onfray avait choqué, l’an dernier, quand il avait dit que la guerre de la Turquie et de l’Azerbaïdja­n contre l’Arménie était une guerre de civilisati­on. Vu d’ici, on ne voit pas ce que c’était d’autre.

Premier pays chrétien de l’histoire de l’humanité,

l’Arménie est un symbole et une survivance. Envahie tour à tour et, entre autres, par les Arabes, les Mongols, les Perses, les Turcs seldjoukid­es ou ottomans, elle a passé les siècles à renaître de ses cendres, gagnant parfois des batailles où l’ennemi était bien plus nombreux.

Aujourd’hui, les périls sont à leur comble.

Îlot de chrétienté au milieu d’un océan islamiste, elle est sur la défensive depuis sa défaite militaire de 2020, quand les Azéris ont repris une grande partie de l’Artsakh, son berceau historique. Après que la Turquie a génocidé 1 million et demi d’Arméniens en 1915, Recep Tayyip Erdogan, son président, n’a qu’une obsession : finir le travail !

La faiblesse est la meilleure alliée des fauteurs de guerre,

les psychopath­es et les autres : c’est ce que l’Histoire aurait dû nous apprendre, au moins avec Hitler, auquel tout fut donné avant qu’il décide de tout prendre. Or l’Occident fait preuve, envers le président turc, d’une pleutrerie sans nom. L’Europe, qu’il fait chanter en menaçant d’envoyer sur elle des flots de migrants, est toujours aplatie devant lui, à l’exception près de Macron.

Sous Obama comme sous Trump, les États-Unis ont fait pire, et leur complaisan­ce confine à l’abjection. Il est vrai que la Turquie est membre de l’Otan, dont une base aérienne, au sud du pays, abrite cinquante bombes nucléaires destinées, en cas de besoin, à la Russie. Qu’importe qu’Erdogan, membre de la confrérie des Frères musulmans, ait été un allié avéré de l’État islamique ou qu’il ait armé Al-Qaïda, tout lui sera pardonné, pourvu qu’il consente à laisser sur son sol des armes qui sont devenues ses « otages ».

Biden va-t-il sacrer Erdogan, comme l’ont fait ses prédécesse­urs ?

On a peine à croire que les États-Unis se ressaisiro­nt lors de la rencontre au sommet de leur président avec Erdogan, prévue le 14 juin. Anticipant un triomphe diplomatiq­ue, le sultan ottoman a déjà programmé d’aller se pavaner, dans la foulée, à Chouchi, l’une des villes historique­s de l’Arménie, théâtre en 1920 d’un pogrom de 20 000 Arméniens perpétré par les Azéris, qui, en la conquérant l’an dernier, ont sciemment bombardé sa cathédrale.

Les croix indisposen­t les ennemis turcs et azéris de l’Arménie.

Donc, ils les brisent comme ils éradiquent ses lieux de culte, quand ils ne les transforme­nt pas en mosquées. Ani, l’ancienne capitale de l’Arménie, « la ville aux mille et une églises », située aujourd’hui en Turquie, n’a-t-elle pas longtemps servi de champ de tir et de manoeuvre à l’armée turque ? Mais non, ce n’est pas une guerre de civilisati­on, répéteront nos chers médias, dont beaucoup bénéficien­t des largesses des Turcs et des Azéris : ils ont la gratitude du ventre, et ce n’est pas la miséreuse Arménie qui pourra le leur remplir !

Les Arméniens n’ont pas seulement le tort d’être chrétiens,

ces autochtone­s ont aussi celui d’avoir été là longtemps avant l’arrivée des envahisseu­rs turcs. C’est pourquoi Erdogan aimerait rayer de la carte ce mini-pays de 29 743 kilomètres carrés, soit dix fois moins que l’Arménie historique, et peuplé de 2 millions d’habitants (3, officielle­ment). Rêvant ouvertemen­t de reconstitu­er l’Empire ottoman, il ne cesse de revendique­r de nouveaux territoire­s. Un coup, c’est la Crimée. Un autre, Mossoul ou Jérusalem. L’Arménie est une proie plus facile.

Russophone et russophile,

l’Arménie ne semble plus bénéficier comme autrefois de la haute protection de la Russie. Pourquoi ? Certes, Erdogan est l’allié objectif de Poutine face à l’Occident. Mais il est possible que l’héritier des tsars doute de sa capacité de résistance face aux incessants coups de boutoir du néosultan sur les marches islamisées de l’ancien Empire soviétique. Il donne du temps au temps. D’où son incroyable silence après que des troupes azerbaïdja­naises ont capturé, le 27 mai, six soldats arméniens sur leur propre territoire, un acte de guerre condamné par presque toute la communauté internatio­nale.

Quelle leçon notre vieille Europe peut-elle tirer de l’antique Arménie

qui s’apprête à voter, le 20 juin, pour l’un de la grosse vingtaine de partis, dans une grande confusion démocratiq­ue, vérolée par ses oligarques ? Que, pour survivre, il faut s’aimer. C’est ce que fait ce pays jeune et « wifisé » en préparant l’avenir avec le high-tech tout en cultivant son passé, tandis que veillent sur lui ses monastères, dans des paysages à couper le souffle. En ce bas monde, les miracles sont toujours possibles. Il suffit de les vouloir. La preuve, l’Arménie est toujours vivante

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