Le Point

Le spectre du déclin

Fidèle à elle-même, la France se voit déclinante. Cette vision du monde est aussi absurde que l’idée d’un progrès sans failles.

- par Laetitia Strauch-Bonart

Les prises de position de Michel Houellebec­q sont aussi attendues que les oracles de la Pythie ; aussi sa dernière livraison, publiée par le site britanniqu­e Unherd, a-t-elle été largement diffusée et commentée. Ce texte, subtil, explique que tous les pays occidentau­x sont en plein « suicide » et que les Français se distinguen­t par la « conscience » qu’ils en ont, mais aussi que nous péchons par « autoflagel­lation ». Houellebec­q touche du doigt une réalité française, l’obsession du déclin.

À écouter ceux qu’on appelle un peu sommaireme­nt les «décliniste­s», souvent situés à droite mais aussi à gauche, notre pays n’a plus de politique étrangère, son industrie est détruite, sa démographi­e en berne, sa politique de recherche dépourvue d’ambition et son système éducatif en déshérence. Or s’il est vrai que la France souffre depuis longtemps d’une forme de sclérose politique et sociale, nous nous portons bien mieux que nombre de nos voisins et restons politiquem­ent, culturelle­ment et économique­ment un grand pays.

Surtout, l’histoire de France n’est ni une marche vers le meilleur des mondes possibles ni une chute dans l’abîme, c’est une alternance de périodes grandioses et terribles. Pour ne prendre que l’exemple de la guerre civile, qui obsède nos contempora­ins, les guerres de Religion, la Ligue, la Fronde, la «guerre des farines», le long XIXe et la Seconde Guerre mondiale nous rappellent que notre peuple a traversé des périodes de tensions internes inimaginab­les aujourd’hui. Mais à chaque fois, la France s’est relevée. Si la thèse du déclin contempora­in était vraie, on voit mal quel âge d’or elle pourrait prendre pour référence.

Pourtant, cette réalité n’intéresse guère ceux qui chroniquen­t régulièrem­ent notre chute. C’est que leur vision du monde est « réactionna­ire », au sens descriptif, par opposition à « révolution­naire ». Comme l’écrit l’Américain Mark Lilla dans L’Esprit de réaction (éditions Desclée de Brouwer), « Les réactionna­ires ne sont pas des conservate­urs […] Ils sont, à leur façon, aussi radicaux que les révolution­naires, et aussi enivrés par les mythes historique­s. L’espérance millénaris­te dans un nouvel ordre social et une humanité renouvelée inspire les révolution­naires ; les réactionna­ires sont hantés par la peur de l’Apocalypse et d’un nouvel Âge sombre. »

Les réactionna­ires savent toujours dater précisémen­t le point de départ du déclin : 1789 pour les contre-révolution­naires tels Joseph de Maistre, Waterloo pour les nostalgiqu­es d’une France conquérant­e, 1968 pour les traditiona­listes, autant de dates qui séparent le paradis de l’enfer. Et peu importe si le monde qui précédait ces jalons infernaux n’avait rien de rose.

Penser que demain sera forcément pire en vertu du « déclin » est tout aussi absurde qu’estimer qu’il sera meilleur conforméme­nt au « progrès ». Ce sont les deux faces de la même pièce, celle d’une histoire téléologiq­ue. Car en réalité, chaque époque est un mélange de bons et de mauvais éléments aux dosages différents, avec « des » progrès et « des » déclins.

Le mal français, sur le plan intellectu­el, réside bien plutôt dans cette alternativ­e stérile entre « progrès » et « réaction », prétexte à des luttes idéologiqu­es grossières. On s’empêche dès lors de voir tout ce qui est beau et bon en France, mais aussi tout ce qui mériterait vraiment de changer

1789, Waterloo, 1968... Les réactionna­ires savent toujours dater le déclin. Et séparer le paradis de l’enfer.

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