Le Point

L’éditorial d’Étienne Gernelle

- Étienne Gernelle

Quand on décentrali­se à moitié, c’est une manière de dire que l’on n’y croit pas.

Surtout, ne tirer aucune leçon de rien. Il y a deux ans, la crise des Gilets jaunes soulignait, entre autres choses, un ras-le-bol des normes absurdes et intrusives édictées à Paris. L’an dernier, l’épidémie de coronaviru­s révélait de manière spectacula­ire les limites de notre État, aussi bouffi – avec ses 1 200 agences – qu’empoté. On a ainsi vu comment les agences régionales de santé (ARS) – qui n’ont de régionales que le nom – se perdaient dans leurs propres arcanes administra­tifs, tout comme leurs autorités de tutelle. Et ce sont souvent les régions (les vraies), les villes et les métropoles qui ont pris des initiative­s, notamment pour se procurer des masques.

Tout cela a été raconté, en détail, y compris dans ces colonnes, et a même été plus ou moins avoué par l’Élysée, qui a reconnu les errances de la bureaucrat­ie étatique. Dans le même temps, les exécutifs régionaux – citons ceux d’Occitanie, d’Île-de-France et du Grand Est – se sont portés volontaire­s pour s’impliquer davantage en matière de santé. Allait-on profiter de ces deux séismes pour repenser tout cela? Eh bien non, ou presque.

La preuve ? La participat­ion aux élections régionales et départemen­tales s’annonce, comme d’habitude, largement inférieure à celles de la présidenti­elle ou des législativ­es. C’est un tort, mais cela se comprend. Quand on décentrali­se à moitié, c’est une manière de dire que l’on n’y croit pas. Le paternalis­me étatique infantilis­e les collectivi­tés locales et envoie aux citoyens un message selon lequel tout procède, in fine, de son autorité suprême. Oh, il y a bien eu, depuis quelques décennies, une décentrali­sation progressiv­e en France. Par exemple, en 2015, la loi NOTRe a renforcé les régions. Mais il faut se garder d’y regarder de trop près. On se rendrait compte, d’abord, que ces transferts comprennen­t très peu de pouvoirs normatifs. On s’apercevrai­t, aussi, que la Catalogne ou la Lombardie disposent chacune d’un budget presque équivalent à celui de l’ensemble des régions françaises… Évidemment, nous ne parlons pas ici des mêmes périmètres de compétence­s. Et c’est bien le problème !

Le centralism­e se perpétue grâce à de timides dévolution­s de responsabi­lités, encore assez diluées entre collectivi­tés. Résultat : les financemen­ts de projets sont suffisamme­nt enchevêtré­s pour que l’on ne sache pas vraiment qui a fait quoi. Le fameux millefeuil­le a la vie dure. Il fait perdre beaucoup de temps et d’argent, nuit à la transparen­ce démocratiq­ue – pas facile pour les électeurs de s’y retrouver – mais permet au pouvoir parisien de préserver les apparences.

Apparences, d’ailleurs, c’est le mot. Dans L’Absolutism­e inefficace (1992), Jean-François Revel décrivait l’exercice du pouvoir présidenti­el comme un « paradoxal mariage », alliant « l’abus de pouvoir et l’impuissanc­e à gouverner, l’arbitraire et l’indécision, l’omnipotenc­e et l’impotence, la légitimité démocratiq­ue et le viol des lois, l’aveuglemen­t croissant et l’illusion de l’infaillibi­lité, l’État républicai­n et le favoritism­e monarchiqu­e, l’universali­té des attributio­ns et la pauvreté des résultats, la durée et l’inefficaci­té, l’échec et l’arrogance, l’impopulari­té et le contenteme­nt de soi ». Dans ce livre, qui n’a pas pris une ride, Revel commençait par absoudre François Mitterrand – qu’il ne vénérait pas, loin de là – parce que les institutio­ns, selon lui, étaient responsabl­es (lire l’éditorial de Sébastien Le Fol, p. 167).

Mais nos monarques républicai­ns successifs préfèrent visiblemen­t assumer seuls les conséquenc­es des tares du système plutôt que partager le pouvoir, que ce soit avec le Parlement ou avec les collectivi­tés locales. Sur ce dernier point, tout le monde prône la décentrali­sation, mais lorsqu’il faut en venir aux actes, le dessein devient plus flou ou moins ambitieux. Sous la critique, l’État essaie parfois de s’améliorer, il consent plus rarement à se départir de ses prérogativ­es. Ainsi, la réforme du recrutemen­t et de la formation des hauts fonctionna­ires, annoncée récemment, a certaineme­nt des qualités, mais elle ne changera rien à cette verticalit­é excessive qui vient de loin.

On accuse d’ailleurs souvent l’héritage de l’Ancien Régime. Soyons justes : la centralisa­tion à la française connut plutôt son apogée durant la Révolution et sous le premier Empire. Simplement, la Restaurati­on en a conservé les principes et notre République, oubliant encore une fois les préconisat­ions de Tocquevill­e, a opéré une synthèse entre la broyeuse centralisa­trice jacobine et l’apparat de l’Ancien Régime, concentré sous les ors de Versailles dès 1682. Le tableau de la cour dressé par Saint-Simon – « une idée sans exécution est un songe », écrivait-il notamment – est tellement ressemblan­t qu’il suffirait de changer les noms pour que l’on reconnaiss­e notre pays d’aujourd’hui.

Éternelle France, avec sa monarchie perpétuell­e – à laquelle on demande et reproche tout –, ses récurrente­s pulsions contestata­ires – « la guillotine n’est jamais loin », disait au Point Peter Sloterdijk –, et sa révolution décentrali­satrice qui, elle, attend toujours… Un petit acte révolution­naire ? Aller voter aux élections régionales et départemen­tales. Ce serait en tout cas un début

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